Le père Noël s'extirpa de la cheminée et s'arrêta un instant pour souffler. Les bâtisses modernes étaient de plus en plus souvent équipées d'une chaudière au fuel dont le conduit d'évacuation ne mesurait pas plus de trente centimètres de diamètre, rendant l'exercice de son métier singulièrement difficile.
Il décida de s'accorder quelques minutes de repos, alluma un cigarette de contrebande et tira de son lourd manteau rouge un petit ordinateur de poche. Trois cent dollars de cadeaux déposés ici. Pas mal mais pouvait mieux faire. Étant retirées les charges obligatoires, les droits à l'image toujours dûs à Coca-Cola, les prix des fournisseurs, ils lui restait dix dollars sur l'opération. Peu en apparence. Mais il lui restait quelques sept cent millions de foyers à visiter dans la nuit. A dix dollars le foyer, il allait pouvoir s'acheter dès cette année une autre île aux Bahamas. Une année entière passée à boire de la margarita au milieu des vahinés pour une unique nuit de travail.
Depuis la fermeture de l'entreprise de distribution au pôle Nord et la délocalisation de son activité en Chine, ses bénéfices avaient explosé. Licencier les lutins lui avait coûté cher – ces petits vampires avaient eu le culot de se syndiquer ! Mais l'opération s'était vite révélée rentable malgré tout.
Il écrasa sa cigarette en songeant goguenard à tous les petits enfants de la terre qui sommeillaient en rêvant à leur jouets en plastique non conforme aux normes de sécurité. Son compte à lui était déjà crédité. Il aurait dû s'inquiéter de la récente décision du gouvernement chinois d'augmenter les salaires dans le secteur industriel. Au contraire, il s'en réjouissait. Avec l'amélioration de leur niveau de vie, les chinois rejoindraient bientôt les occidentaux au fond de l'abysse mental du consumérisme idiot et lui fournirait de nombreux nouveaux clients. « Le poisson pourrit par les tête » disaient les jaunes; ils ne croyaient pas si bien dire ! Le détournement idéologique de l'antique fête de Noël se révélait cette année encore la plus formidable entreprise de marketing jamais tentée et réussie.
Le traîneau étaient garé de l'autre côté du toit. Il se leva, consulta sa montre. Il n'était pas en avance. Le vent s'était remis à souffler. La neige tombait drue.
Les rênes s'étaient assoupis – comme à chaque fois. Il monta dans le traîneau, songeant qu'il lui faudrait tôt ou tard les licencier pour embaucher des lamas tibétains moins gourmands et plus travailleurs. Il fit claquer les rennes.
Rien ne bougea.
Ce n'est qu'alors qu'il remarqua la tache rouge qui s'élargissait sur la neige immaculée. Il redescendit du traîneau, soudain étreint par une angoisse sourde. Chacun des animaux avait un trou gros comme une pièce de vingt-cinq cents placé exactement entre les deux yeux. Une seule créature au monde était capable de réaliser un carton si parfait.
Mû par la panique, le père Noël se redressa et se retourna. A travers le mur de neige qui s'abattait devant lui, il devinait déjà la petite silhouette frêle qui s'approchait de lui au rythme du battement de ses larges ailes de papillon iridescentes. Ses grands yeux bleus brillaient d'une lueur féroce tandis que sa longue natte de cheveux blonds comme les blés ondoyait au gré du vent qui ne semblait pouvoir la gêner ou la ralentir. Ses petits poings roses étaient serrés sur la crosse de ses pistolets mitrailleurs.
- « Dragée ! » hoqueta le père Noël. « Je te croyais -
- Morte ? Tu t'es trompé. »
Elle braqua ses armes et ouvrit le feu. Vif comme l'éclair, le père Noël bondit derrière son traîneau et chercha hâtivement dans sa hotte pour en tirer son M16. Utilisant son couvert improvisé au mieux, il ouvrit le feu à son tour dans ce qu'il supposait être la direction de Dragée mais la bonne fée de la révolution national-bolchevique avait disparu.
- « Tu as tort de vouloir me tuer Dragée, » hurla-t-il. « Nous avons mieux à faire que nous battre. Nous pourrions dominer le monde en unissant nos forces ! »
- « Qui espères-tu convaincre avec un discours pareil vieil idiot ? »
Une pluie de balle siffla aux oreilles du père Noël qui replongea à couvert. Mais sa ruse avait fonctionné. Il avait localisé la position de son adversaire qui s'était réfugiée derrière la cheminée. Il attrapa trois grenades Claymore et les fourra dans sa poche.
- « Pourquoi tiens-tu tellement à m'éliminer ?
- Parce que tu es un menteur et un profiteur ! Tu trompes les petits enfants de la terre. Tu abuses de leur naïveté dans ton seul intérêt.
- Je leur offre un rêve. Les petits enfants on besoin de rêver !
- Peut-être mais ils n'ont pas besoin d'un vieux poivrot gras du bide comme toi pour ça ! »
Un nouveau déluge de métal s'abattit sur le traîneau auquel le père Noël riposta cette fois en vidant le chargeur de son M16 en direction de la cheminée. Il le remplace immédiatement, tira une grenade, la lança et pressa le bouton du détonateur. L'explosion souleva un geyser de neige et un torrent de fumée noire que le vent dissipa vite.
- « Si c'est la cheminée que tu voulais détruire imbécile, c'est réussi. Si c'est moi c'est raté. »
Le père Noël épaula une fois de plus son arme, pressa la détente et cracha un juron de frustration quand elle resta coincée.
- « Matériel capitaliste. Ton arme s'est enraye à cause du froid et de l'humidité. Cela n'arrive pas avec des balles de neuf milimètres Makarov. »
Il se retourna dans un sursaut de frayeur. Dragée était juste derrière elle, le canon de son PP-19 Bizon braqué droit sur sa tempe.
- « Attends ! Ne me tue pas ! Je ne suis qu'un exécutant ! Je ne fais qu'obéir aux ordres !
- Le tour de tes maîtres viendra. Mais tu dois malgré tout payer pour tes crimes Père Noël. Tu as menti aux enfants. Tu as perverti ce qu'il y a de plus beau et de plus noble. Tu as trahi la Révolution, la Patrie et l'Eglise. Il n'est qu'un seul châtiment pour cela.
- Mais c'est impossible ! Je suis indispensable ! Les enfants de la terre croient en moi ! Que diras-tu aux enfants si je disparais ?
- La vérité. »
Elle défit le cran de sécurité du PP-19 d'un geste vif du pouce.
- « La Révolution triomphe toujours. »