Le Retour De L'ombre

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Bon, je vois qu'il n'y a pas de messages...mais il y a quand même beaucoup de lectures: donc je poste la suite en espérant que quelqu'un la lira.


<b>La suite...</b>


Au grand étonnement de Karl, l’entrée de la ville n’était pas très surveillée. Seuls deux vieux gardes somnolents qui s’appuyaient lourdement sur leurs hallebardes se tenaient près du corps de garde. Peut-être était ce dû à la chance, mais les deux voyageurs arrivèrent à la porte Ouest de la ville en même temps qu’une caravane venant de Middenheim. Devant la foule, les soldats laissèrent passer par une poterne les simples mendiants et paysans…ou pèlerins qui n’étaient d’aucun intérêt et se concentrèrent sur une tâche plus importante : la vérification de la validité des marchandises transportées par la caravane : Même sous le règne d’un tyran comme Herschelln, le commerce ne désemplissait pas pour les riches marchands de la ville et la contrebande restait en toute circonstance un fléau digne de leur intérêt.


Une fois passée l’imposant corps de garde, toute la Westerstraat s’étalait sous leur yeux, encadrée par ses hautes maisons de bois peints aux couleurs chatoyantes jusqu’au port où la grande rue se terminait dans une forêt de mats, de cordages, et de voiles blanches. On disait de la cité qu’elle traversait des temps troublés, mais vu de l’une plus grandes allées marchandes de la ville, à la quatrième heure du jour, c’est à dire à l’heure du marché, rien ne semblait différent depuis la dernière fois que Karl était venu.


Inconsciemment, il sourit. La ville le fascinait. Même maintenant, la rumeur d’agitation humaine qui y régnait absorbait tout et engloutissait le voyageur sous une déferlante de couleurs, de sons et d’effluves variées. Ulghuran l'entraîna et ils se faufilèrent dans une foule affairée. Enfermé dans cette promiscuité propre aux grandes villes, Karl frôlait milles personnes et voyaient milles visages divers et les oubliait à peine dépassés. Cela sentait la sueur, le parfum, le poisson, le cuir et le brûlé. Il s’efforça de se concentrer uniquement sur la silhouette d’Ulghuran et ne la lâcha pas des yeux, comme si elle était sa seule chance d’échapper à la noyade.


Arrivant à un carrefour avec une autre rue, Karl entendit de grands cris qui dominaient quelques protestations faiblardes:


« Place ! Place ! Laissez passer ! Allons, reculez ! Laissez passer ! »


Tournant la tête sur droite, le garçon vit arriver un carrosse tiré par de grands chevaux noirs ornés de plumeaux pourpres de mors en argent. Devant le carrosse, Karl reconnut le haut cimier des ordonnateurs. Lorsqu’il détacha enfin son regard du cortège qui se rapprochait pour traverser la grande rue et disparaître à nouveau entre les maisons, il remarqua plus la couleur du manteau d’Ulghuran devant lui. Pris de panique, il se lança en avant pour tenter de le retrouver et traversa l’intersection un peu avant le carrosse. Mais alors qu’il n’avait pas fait trois pas, le monde bascula devant ses yeux et Karl sentit sa tête heurter violemment le pavé. La première pensée du garçon fut de vérifier quels dommages portaient son occiput et il se demanda ensuite ce qui lui était arrivé. Il ne se soucia pas tout de suite des rires autours de lui, mais bientôt ceux-ci se transformèrent en des exclamations de frayeur. En effet, le carrosse était presque sur lui : le cocher tira brusquement les rênes pour éviter le jeune homme, les chevaux hennirent et se cabrèrent devant l’obstacle. Karl à cause de la terreur et du choc, ne bougea pas, comme paralysé. Enfin, un garde le prit par l’encolure et le rejeta sur le côté pour libérer le passage comme si il n’était qu’un vulgaire sac de son gênant.


« Dégages de là, sale vaurien ! » dit-il.


Et Karl se retrouva pour la deuxième fois à heurter le sol de plein fouet, mais cette fois ci, sur la hanche droite. Encore ahuri, le garçon regarda passer le carrosse devant lui avec son habitacle ouvragé, sa fenêtre en verre et à cette dernière, le plus beau visage que Karl ait jamais vu ; mais celui-ci disparut rapidement derrière un petit rideau pourpre. La beauté de la jeune femme, sa peau de nacre le laissa sans voix et il papillota des yeux ainsi jusqu’à ce qu’un Ulghuran courroucé le retrouve là quelques secondes plus tard, assis par terre au beau milieu de la rue. Karl n’était cependant pas le seul à être resté pétrifié, un serveur d’auberge était en train de se faire réprimandé par un client parce qu’il versait le vin à côté de sa choppe et gardait les yeux fixés sur la rue où s’était engouffré le carrosse. Le garçon sentit à nouveau qu’on le giflait. Il n’en fallut pas plus pour qu’il reprenne ses esprits. Se rendant compte de sa situation et des regards amusés des passants dans sa direction, il rougit et se contenta de suivre le magicien qui repartait déjà. Le vieux sorcier semblait savoir parfaitement où il allait et les conduisit bientôt dans un quartier que Karl n’avait jamais vu auparavant. Les maisons y étaient en pierre et leurs étages avaient une plus grande hauteur de plafond que les autres maisons en bois qu’ils avaient pu observer jusqu’alors. La foule y était moins bien nombreuse et seul quelques bonnes passaient discrètement dans la rue se rendant à des tâches inconnues.


Le pavé aussi, au jugé des pieds de Karl, était de bien meilleur qualité et le garçon pensa qu’il devait être carrossable en tout temps. Exprimant à haute voix sa déduction logique de tous ces indices, il dit :


« Nous sommes dans le quartier noble ? »


Le magicien acquiesça de la tête et lui indiqua un grand porche sur la gauche, assez large pour laisser passer deux chevaux de front et haut de plus de dix pieds.


Ulghuran s’arrêta devant les battants et s’exclama : « Voilà, c’est ici la demeure du capitaine de la garde Vannerhand et de son épouse…J’espère qu’elle reconnaîtra l’écriture de son mari…Sinon, il nous faudra trouver une auberge très, très discrète. »


« Autrement dit, il vaut mieux qu’elle nous accueille bien, c’est ça ? » reprit Karl avec un léger sourire. Le vieux magicien lui rendit son sourire, rajusta son manteau et frappa sur les lourds battants de chêne.


Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’un bruit de pas vifs se fasse entendre de l’autre côté du porche. Bientôt, des gonds grincèrent et une poterne s’ouvrit, laissant apparaître le visage d’une jeune femme qui peu d’années auparavant, Karl en était persuadé, aurait pu passer pour une jeune fille charmante et enjouée. Mais l’impression qui se dégageait d’elle à cet instant lui fit plutôt penser que les responsabilités de maîtresse de maison et la gestion des affaires de son mari avaient fait mûrir Madame Katarina Vannerhand bien plus vite que son âge ne l’eût voulu. En effet, s’il excluait son regard sûr et intelligent, ainsi que l’expression contrôlée de ses traits, Karl ne lui donnait pas plus de vingt ans. Elle lui faisait penser, avec sa peau dorée et ses cheveux de jais, à ces matrones Estaliennes que son père lui avait décrit un jour : sévères, belles et silencieuses comme des Elfiques d’obsidienne. Karl comprit l’amour que devait lui portait le capitaine : un militaire n’aurait pas choisi une autre femme.


Le garçon n’avait au final pas encore entendu son nom qu’il était déjà persuadé de l’identité de la personne.


« Que puis-je pour vous ? » dit la jeune femme. Cette fois ci, il en était sûr, une teinte d’accent du Sud, en partie effacée par la vie au contact de la Cour Princière et de la noblesse.


Pas du tout le ton d’un servante. Ulghuran prit l’initiative de lui répondre.


« Bonjour Madame. Vous êtes bien Madame Vannerhand ? »


« Oui, c’est moi…Qui êtes vous ? » demanda t-elle.


« Je me nomme Ulghuran. Et voici Karl, mon élève. Nos sommes de modestes pèlerins Ulricains. Cependant notre condition importe peu en ces temps…J’ai là une lettre de votre mari, Thomas Vannerhand, que nous avons croisé il y a peu sur la route du Nord… »


Le magicien lui tendit la missive de parchemin blanc. Elle la prit, l’ouvrit et la lut. Karl pensa que son expression se modifierait, mais si la lecture de la lettre lui donna quelque émotion, elle le cacha bien. Relevant les yeux vers Ulghuran, elle dit seulement et sur un ton plus fort et audible par toute la rue :


« Eh bien entrez, pèlerins. Vous n’êtes pas les premiers religieux que mon mari héberge de la sorte. Des dispositions sont prises pour les voyageurs occasionnels qui passent parfois le soir pour repartir au matin. »


Karl passa la poterne à la suite du magicien et de la jeune femme. La cour où ils arrivèrent était un vaste carré permettant le passage des carrosses grâce à une piste circulaire de graviers tassés qui encerclait une petite fontaine de pierre grise, celle-ci avait dut être blanche en un temps où le père de Thomas était encore sur le banc auprès d’un précepteur, mais maintenant elle était vide et envahie par les herbes. Plus loin, derrière, au dessus d’un parvis et d’une volée de marches, trônait une grande porte. Les gonds de fer noir se prolongeaient sur le bois en d’élégantes arabesques. Sur un des battants, se trouvait un griffon portant un globe et sur l’autre un navire aux voiles déployées. Sur les côtés de la cour, se trouvaient à droite des écuries et sur la gauche, un petit bâtiment tout en longueur qui devait être la demeure de domestiques. Cependant, la première chose qui frappa Karl ne fut rien de cela, mais le grand manoir de pierres grises et blanches qui s’élevait majestueux devant eux, semblant tout dominer. Son corps était fait de quatre tours carrées jointes entre elles par des pans de mur étroits qui devaient cacher un jardin quelconque si l’on en jugeait par le lierre qui montait depuis l’autre côté. Personne ne parla pendant qu’ils marchaient jusqu’à l’entrée, accompagnés par le crissement des graviers et l’odeur des écuries. Ils arrivèrent finalement à l’entrée de la maison et Mme Vannerhand les fit entrer devant elle comme s’il s’agissait d’invités de marque : une manière qui contrastait fortement avec leur aspect, se dit Karl alors qu’il surprenait son reflet dans un miroir disposé contre le mur. Le hall du manoir était à peu de chose près comme Ulghuran l’avait imaginé en repensant à ce que lui avait dit le capitaine à propos de son père :


Une salle haute de plafond contenant quelques tableaux, mais surtout des cartes, des trophées, des statuettes et des parchemins encadrés qui donnaient l’impression au visiteur de pénétrer dans un musée ou une salle au trésor. La plus grande partie de la pièce était occupée par un escalier majestueux qui faisait face à l’entrée avec sur ses côtés divers passages donnant sur les autres parties de la maison. Le vieux magicien risqua un compliment :


« Votre demeure est magnifique ! Vous avez bien de la chance… » puis : « Madame, je ne vous cacherai pas que Karl et moi sommes un peu gênés de nous installer ainsi chez vous, mais… »


« Oh ! Ce n’est rien ! » le coupa t-elle. « Mon mari m’a expliqué très clairement vos…projets, Ulghuran, et je vous soutiens entièrement ; la reproduction des parchemins anciens est un travail délicat : nous vous sommes bien redevables de vous être déplacé chez nous pour effectuer le travail. Mais à ce propos, je pense que nous devrions en parler plus tard…quand vous serez restaurés. » Elle montra silencieusement son oreille et indiqua ce qui devait être l’étage supérieur. Puis elle ajouta tout bas : « Je ne veux pas que les domestiques vous croient autre chose que des pèlerins ou des prêtres itinérants...Vous savez un peu de ce que je vous ai chanté là ? »


Le vieux magicien acquiesça avec un petit sourire.


Puis Katarina appela une domestique.


« Anna ! Anna ? »


Une vieille femme à l’embonpoint prononcé apparut en haut de l’escalier. La jeune maîtresse de maison reprit :


« Veuillez vous occuper de conduire ces bons religieux aux chambres des invités, je vous prie. Et vous montrerez également à ce monsieur -elle désigna Ulghuran- comment accéder au bureau. »


La vieille affirma de la tête et indiqua aux deux voyageurs de la suivre à l’étage.


Katarina les quitta et leur dit : « Je vous attends au salon, sur ma gauche ».


Karl s’arracha à la contemplation d’une pierre gravée de runes étranges et suivit Ulghuran dans l’escalier.


Le sorcier et lui partageaient la même chambre. Celle-ci leur parut plus que spacieuse et d’un confort inouï après leurs nuits à la belle étoile. Après avoir remercié la vieille servante, les deux magiciens firent un examen rapide des lieux. Sur leur droite, contre un mur blanc, deux lits avec chacun à leur pied un coffre de bois clair contenant des affaires propres de tailles diverses. Devant eux, une large table disposée contre une fenêtre en guise de bureau et à ses côtés, trois chaises de bois. Mais Karl poussa un soupir de contentement lorsqu’il posa son regard sur la gauche : près d’une cheminée, se trouvait un tub de cuivre poli et des seaux. Puis, à gauche de la cheminée, un petit meuble de marbre avec une vasque bleue, décorée de motifs floraux que surplombait un miroir intact.


Ulghuran déposa son bâton contre le mur et son sac sur le coffre, puis il s’assit sur un des lits et poussa un long soupir. Karl s’avança vers la fenêtre et regarda au dehors, des nuages gris menaçants approchaient par le Nord et le vent s’était levé. Un temps d’automne, morne, froid et gris. Malgré les deux grandes fenêtres que possédaient la chambre, peu de lumière y entrait car le Soleil était voilé. Karl sentit plus qu’il ne vit le vieux magicien étendre la portée de son ouïe afin de vérifier la proximité des gens de la maisonnée. Puis, satisfait, il entra dans les pensées du garçon.


« Karl ? Aurais tu des questions, mon enfant ? » lui demanda t-il.


Sans détourner le regard de la fenêtre, Karl hocha verticalement de la tête, puis répondit :


« Oui, qu’allons nous faire maintenant ? »


« Maintenant ? répondit Ulghuran. Eh bien pour ma part, je vais prendre un bain et me changer…Cependant, en ce qui concerne les prochain jours, j’ai déjà décidé de ce que nous allons faire. Mais avant de t’exposer cela, je vais te révéler quelque chose d’important que tu ignores sûrement : nous nous trouvons sous la protection de l’une des plus importantes duchesses de la ville : La duchesse Katarina Vannerhand. Ici, nous n’avons rien à craindre, ou presque. Elle représente son mari à la Cour de Herschelln et possède des intérêts économiques énormes dans le commerce. Sa position nous servira très probablement…Tiens, attrape la bouteille de vin dans ce placard et sers moi un verre, je te prie. » Karl obtempéra sans chercher à comprendre comment le vieillard avait su qu’il y avait une bouteille dans le petit meuble à côté du bureau. Ulghuran poursuivit : « Oui, donc, je disais que sa position nous servira à nous infiltrer à la Cour et voir qu’elle y est la situation précise, mais commençons par ce que nous savons…Comment trouves tu cette demeure Karl ? Et sa propriétaire ? » Cette question prit le garçon de court, mais il s’efforça d’y répondre:


« Euh, eh bien, c’est un très joli manoir et Mme Vannerhand semble être du même avis que son mari concernant la prise de pouvoir d’Herschelln. »


Ulghuran émit un grognement. « Ce n’est pas ce que je voulais dire mon garçon…Comment ressens tu les choses ? C’est ça qui est important. »


Karl crût comprendre et réfléchit aux différents clichés qu’il avait retenu des autres pièces et de la femme de Thomas.


« Le manoir est un étalage de luxe, mais de luxe ancien…La cour aurait besoin d’être rénovée et les écuries semblent être presque vides…Ce n’est pas normal pour une famille riche comme celle-là. Les affaires de Mme Vannerhand doivent aller moins bien que ce qu’on le pense…-Ulghuran approuva d’un signe de tête et encouragea le jeune homme à continuer.- Ils subissent les impôts d’Herschelln…Et cela se fait ressentir : elle doit le détester. Elle nous soutiendra de bon cœur, on peut lui faire confiance. »


« Voilà ce que j’appelle un raisonnement, mon garçon ! Très bien ! Néanmoins, l’augmentation des impôts ne date que de peu de temps…il nous faut trouver la cause des soucis pécuniaires des Vannerhand autre part…Katarina est une dame de Cour, mais elle n’est pas une commerçante...Elle confie sûrement la gestion de ses affaires à quelqu’un. Ce quelqu’un doit être soit incompétent, cas improbable, soit… »


« Soit il détourne les recettes en prétextant pour le manque de rentrée d’argent, le contexte de crise de la région ou une autre raison quelconque. » acheva Karl.


Le vieux magicien sourit. Décidément, ce garçon était très intelligent…Il se débrouillerait très bien à… « Que dirais tu de devenir un page à la Cour pour quelques temps, Karl ? »


« Euh, je ne sais pas, je… »


« Bien, alors je vais m’arranger pour que tu le deviennes ! » Voyant son indécision, Ulghuran dit : « Tu as bien dit que tu m’aiderais, tu te souviens ? »


Karl hocha de la tête.


« Eh bien, le moment est venu, Karl. Tout à l’heure, je vais parler à Katarina, elle sûrement beaucoup de renseignements à nous donner que nous ignorons. Vue sa condition à la Cour, elle ne peut pas espionner discrètement car certaines personnes doivent connaître son opinion du pouvoir. Mais un jeune page passera inaperçu…Tu seras nos yeux et nos oreilles Karl. Tu devras découvrir quel jeu se trame là-bas, il faut que tu découvres qui a permis à un gros bêta comme Herschelln d’arriver au pouvoir pour mieux asseoir sa position…Tu devras commencer tes recherches auprès du gérant des affaires des Vannerhand, il est possible qu’il n’ait aucun rapport, mais comme il peut s’agir d’une personne que le régime en place favorise, il faut le surveiller de près. »


Karl avait écouté tout ce que disait le vieux magicien attentivement. Il avait devant lui un Ulghuran qu’il ne connaissait pas : un vieillard n’ignorant aucune des ficelles de la vie à la Cour ni des chemins qui permettaient à une personne d’arriver au pouvoir.


« Et vous ? » dit Karl.


« Moi ? Eh bien, je pense que je vais accomplir la tâche que m’a donné Katarina : dupliquer des anciens parchemins…Mais ne t’inquiète pas. Je serai avec toi. » et le vieux sorcier désigna sa tête de l’index.


Il y eut un silence, le magicien porta son attention sur le tub près de la cheminée, et s’exclama : « Allons ! Je passe le premier ! »


La douce caresse de l’eau chaude, le plaisir de sentir ses muscles se décontracter à son contact, sentir la crasse et la fatigue emportées et quitter son corps…Ne penser à rien, juste être là, au chaud dans son bain : tel était le devoir que Karl s’imposait à cet instant. Le monde pourrait s’écrouler, il ne bougerait pas. Distraitement, le garçon laissa son esprit partir à la recherche des rumeurs de la maison. Dans une chambre non loin, quelqu’un nettoyait le parquet et faisait grincer le bois sous son poids. Karl estima avec un sourire qu’une vache n’aurait pas fait moins d’effet et l’image caricaturale de la vieille bonne lui revint en mémoire; mais déjà, ses oreilles cherchaient ailleurs. Ulghuran était descendu au salon, en bas retrouver la femme de Thomas. Il usa de son pouvoir nouvellement acquis et tendit son esprit vers eux. Le vieux magicien sembla sentir son arrivée mais il ne dit rien et le laissa écouter leur conversation. Katarina parlait assez bas de façon à être sûre de n’être entendu que par le vieillard. Son ton de voix s’était modifié depuis leur accueil, ses paroles étaient précipitées : Karl sentit de la peur et une grande détresse dans cette voix enrouée. Cela le surprit, mais plus encore, ce qu’il entendit le stupéfia : Thomas avait été arrêté par les ordonnateurs d’Herschelln. Dans le bain chaud, son sang se glaça. Cette information était lourde de sens et il sentit la terreur s’immiscer dans ses pensées. Ce n’était pas le moment de paniquer et il redoubla de concentration pour suivre la conversation.


Pour l’instant, il n’entendait que la voix de la jeune femme. Elle demandait piteusement à Ulghran ce qu’elle allait devenir sans son mari. Comment oserait-elle encore se montrer à la Cour Princière sans provoquer les chuchotements ou les silences gênés de ses compagnes. Et que dirait-on de cela dans le négoce ? Et au port ? Jamais les marchands n’accepteraient de mêler le nom d’un traître à leur commerce ! Un petit cri de chagrin perça : elle pleurait.


La paroi de glace dont elle semblait s’être entourée depuis le départ de son mari, cette résolution froide et ferme qui ornait encore son front à leur arrivée, tout cela avait fondu à l’annonce du messager quelques minutes plus tôt et dégouttait maintenant à chaudes larmes sur son noble visage.


Karl sentit Ulghuran se servir de la magie pour raffermir un peu le cœur de la jeune femme. Bien plus rapide et efficace que toutes les paroles du monde. Que pouvait-il dire de toute façon ? La cruelle clairvoyance de Katarina ne permettait aucune réplique.


Lentement, elle se ressaisit et essuya ses larmes en s’excusant. « Ce n’est pas un comportement de dame, je me conduis comme une sotte », dit-elle. Il rectifia que c’était un comportement humain et qu’elle était loin d’être sotte. Elle sourit tristement et lui demanda ce qu’elle devait faire. Karl avait l’impression bizarre de ne pas entendre parler deux personnes qui s’étaient rencontrées pour la première fois le matin même, mais il garda cette remarque pour lui-même : Ulghuran semblait toujours provoquer chez ceux qu’il voulait une vive sympathie et il se souvint alors avec qu’elle facilité il lui avait fait confiance. Cette réflexion lui avait traversé l’esprit, le temps d’un battement de cils et il attendit de voir ce qu’allait répondre le vieux magicien.


« Madame, dit-il, j’ignore quelles proportions pourraient prendre cette rumeur mais je doute pour l’instant qu’elle soit déjà répandue de par la ville. Je vous conseille de continuer à fréquenter la Cour quel que soit le déplaisir que cela puisse vous inspirer. Essayez d’obtenir le soutien de ceux qui n’apprécient pas Herschelln et qui connaissaient votre mari. Rappelez à ceux qui doutent, sa valeur de guerrier et l’homme d’honneur qu’il était. Ne vous laissez pas décourager par les on-dits, il faut être forte, ma dame. Et enfin, permettez moi de vous conseiller de prendre Karl comme page, il pourrait me permettre d’observer la Cour et d’en extraire les mauvaises racines… Il ne faut pas que ces dernières creusent encore plus avant. J’ignore pour l’instant ce qui se passe exactement, et qui fait quoi : Mais quelque chose se glisse vers le pouvoir sous notre nez et attend l’heure propice, et cette chose n’a pas de visage dans ma tête, ni même de silhouette…Ce n’est pour l’instant qu’une ombre, une sombre crainte qui me taraude et je compte bien que ce jeune garçon me donne un peu de lumière une fois là-bas… »


« Avez vous confiance en lui ? » dit Katarina.


« Oui. » répondit simplement Ulghuran. Mais la force qu’il avait mise en prononçant ce mot remplit Karl de fierté. Il sentit un frisson le parcourir. L’eau du bain était si froide ! Karl en sortit rapidement, saisit une serviette et alla se placer près du feu dans la cheminée. Il laissa les flammes lui réchauffer le dos tandis qu’il pensait aux évènements qui s’agitaient autour de lui : au dehors, la guerre, grignotait un peu plus chaque jour les ressources de la région. Ici, en ville, le grondement sourd de la population en colère devenait presque palpable : la fébrile activité de la Westerstraat ne reflétait pas, aux dires de la servante, l’état d’esprit des habitants. Ensuite, au palais du Raadstadt et à la Cour : le vrai Prince Marchand semblait avoir disparu. Un vieux militaire brutal devenait un tyran et s’attirait les foudres des marchands et des nobles de la Cour. Ces derniers s’étaient divisés en deux camps : ceux qui soutenaient officieusement et officiellement Herschelln et qui espéraient tirer de leur dévouement quelques avantages, et ceux qui ne le supportaient qu’officiellement et rongeaient leur frein dans l’attente d’un signe de vie du Prince Marchand. Cependant le premier camp paraissait prendre sans cesse plus de poids que le second, au fur et à mesure que la pression des ordonnateurs se faisait plus forte. Quel noble aujourd’hui se risquerait à voir son nom réduit à néant à cause d’un honneur mal placé ? Aucun, ou plutôt presque aucun, pensa Karl. Thomas avait fait exception et cela allait lui en coûter…Sur ces pensées, Karl commença à s’assoupir : le bain chaud faisait son effet.


Il alla s’étendre sur son lit et dormit jusqu’au soir, avec en tête, l’image de Thomas à genoux devant une dame noire.


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