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<b>33. La Dame-Balise</b>
Le Possédé hurlait dans le puits. Il hurlait assez pour que les trois kilomètres de profondeur ne suffisent jamais à Perrine Lagger Fohn. La Navigatrice... Non, ce n'est pas ainsi qu'il faut parler d'elle. La Maîtresse-Première de l'Orbe Bronze avait épousé le Dessein Obscur depuis bien trop longtemps pour n'être plus qualifiée que de navigatrice. Elle avait perdu sa Maison. Du moins, sa Maison avait perdu sa consistance officielle. Elle ne guidait plus les nefs sous le frêle éclat, lointain, toujours plus lointain, de l'Astronomican. La Maison s'était enfouie, et la Maîtresse-Première avec elle, dans ce que les historiens ne relieraient pas à l'Utopie Orientale, à la Chambranle de l'Imperium, aux derniers mètres de l'impasse dans laquelle l'Empereur avait fait sombrer l'Humanité. La Maîtresse-Première et sa Maison enfouie étaient classées secret du Contre-Empire. Un grand secret, de ceux qui savent se tordre parmi la beauté du déclin.
<i>Pérégrinations de pélerins</i>, sourit-elle à ces amères pensées. Le Possédé hurlait depuis que le Dessein Obscur existait. D'une certaine manière, il était même le cri de son enfantement.
Comment une créature pouvait-elle hurler sans discontinuer depuis tant de temps ? Tant de siècles ?
<i>Pérégrinations de pélerins</i>, se console-t-elle encore, en consultant les disques des sceaux d'isolement. Comme chaque jour depuis trois-quart de siècle, comme tous ses ancêtres avant elle, elle tire des crissements du petit disque parmi ces rouages de rouille, l'enchevêtrement horloger d'un génie sacrifié, et comme chaque jour elle marque ainsi l'aube de 24 nouvelles strangules du quotient de rétention, recommence la veille variée auprès du Possédé, prête à l'investir comme on donnerait l'assaut, à le questionner, à maintenir le siège ; à l'attendre, puisqu'il va...
De la Maison, beaucoup s'y sont usés. Le Possédé ne parle jamais et ce qu'il pense n'est pas recevable par un psycher. A peine module-t-il ses cris, de la stridence au brame. Mais ses yeux content, projettent sa démence, pleurent sanglants sur les rictus dont il a ni le temps de refermer les lèvres craquelées, ni celui de reposer l'inflammation continue des joues distendues par ses hurlements, sa folie.
Le Warp le nourrit. Et Perrine Lagger Fohn aussi, d'une certaine manière.
En soulevant sa capuche pour la rabattre, la mèche blanche qui lui tombe sur l'oeil gauche redevient la seule chevelure de la Navigatrice. Tâché par l'age, son crâne bosselé, à la peau huilée, attrape les reflets des flaques d'acide se consumant en lucioles innombrables juste sous la créature ligotée. A cette profondeur, si loin au coeur du planétoïde, l'acide suinte des parois comme le pus de la roche. Il y a presque mille ans, une seule allumette a suffi à enflammer cette humeur grasse, qui ruisselle sur la paroi parfois depuis la voûte dans une lente, très lente reptation séculaire et sans rythme. Ou déjà mille ans.
En rassurant contre son visage émacié le masque à gaz qui préserve ses poumons du poison émis par ce venin mural, Perrine Lagger Fohn songe au mécanisme qui draine le temps en une chaîne invisible habitant l'ombre entre le Possédé et le sommet de la grotte. L'acide ne coule pas sur cette magie. Invisible, la chaîne impalpable pare les gouttes brûlantes mais suspend la créature comme la stalactite espère devenir pilier. Puissant a été l'horloger, isolant la stase comme un ver annelé autour du cordon ombilical infime qui lie, peut-être par un seul synapse, ou l'épais portail d'une cellule ou d'une bactérie, le cerveau du Possédé à la ruine intrinsèque de l'Immaterium. La Navigatrice hérite de sa lignée, elle n'a d'effroi pour tout cela. Pour cette peau asséchée pendue au bout de rien, pour ce squelette saillant dans lequel s'agite souvent Celui qui l'habite ; le Possédé pisse sa haine sans bruit ni présence et celle-ci finit la lente tombée de l'acide en l'assemblant dans un bûcher trop bas.
Perrine était servante, elle héritait de sa lignée.
<i>Profonde est la mémoire des gestes inoculés.</i>
Mille ans, peut-être ? Non, pas mille ans. Retrouver la mesure du temps parmi l'autonome rouage de l'horloger, l'exacte mesure, voir ainsi le temps qui est passé, et, si cela amuse, l'asséner au Possédé comm...
La créature n'hurle plus, et le silence brutal (dont le constat est peut-être déjà tardif) est soudain comme une morsure picotant tous les pores de la Navigatrice.
Perrine Lagger Fohn se tourne vers le Possédé. Parce qu'Il l'a quitté, elle trouve enfin dans le visage une vague ressemblance... Perrine Lagger Fohn observe les traits maintenant libérés de son aïeul, celui qui enfouit sa Maison en découvrant ici le second Monde d'Ambre. Elle plie le temps. Elle sait qu'il n'y a plus de mémoire assez profonde. Elle se souvient, maintenant, de la mesure, de l'horloger, de l'exacte mesure de l'horloger.
Alors les dents déchaussées de l'aïeul lui sourient, presque dernières à éteindre les lucioles d'acide dans un affaissement de poussière.
<i>Miliens mille !</i> Tel est le gothique qui emplit l'ultime pensée de Perrine Lagger Fohn, dernière Maîtresse-Première de la Maison Enfouie.
Vers là où fut le Possédé, les atomes de la Navigatrice fuient, et derrière eux ceux de la grotte, ceux des trois kilomètres de roche, ceux qui interdisaient le vide et la nuit du planétoïde, préservaient le cachot et les puits de la Maison.
Là où fut le Possédé s'assemble une nouvelle dictature de la matière, broie de son ciment primordial la linéarité de ce qui fut et qui est maintenant remplacé.
Par le Protocole Interdit de Woens, le <i>Tullianum</i> vient d'offrir au Warp plus de la moitié de la masse d'Ambra-Secundus, y creusant comme nouveau berceau d'amarrage du vaisseau-forge les murs pentus d'un caveau pyramidal dont le sommet tronqué est immédiatement devenu le seul puits de la sphère morte.
- "Téléportage réussi à l'intérieur du planétoïde ciblé, Ingénieur Magos Technoprêtre Drix. Excavation de masse conforme. Variabilité magnétique quasi nulle. Je conspue votre audace à l'égard des préceptes bénis." racle, rocailleuse, la crécelle métallique de la voix recréée par l'amplificateur.
Triomphante, la Sorcière Rouge se détourne de la silhouette lointaine, presque embaumée, aux gestes saccadés par la mécanique sainte, du commandant en second du <i>Tullianum</i>. Il l'admire. Ils l'admirent tous.
- "Conspue, Sevré des Cartulaires, conspue ! J'aime que tu confirmes ainsi mon élévation. Oui, j'aime le dégoût de tes limites."
A son Promis Estrede col Caudine, dont le visage horrifié n'arrive pas à se détacher de l'écran de surveillance du Sanctuaire de Navigation, Augusta Drix précise :
- "Est-ce d'avoir livré les navigateurs de notre Tullianum à ces parias qui te fait uriner sur ma passerelle, Magos-Héritier ? Ou voulais-tu que je laisse la Dame-Balise les posséder à leur tour, déceler notre arrivée ? Je viens d'étêter un pont inespéré entre le Seigneur-Inquisiteur Lore Blackburn et son petit destin, Estrede. Je veux qu'il s'y rue comme une blatte sous la chute d'un rocher, me gaver de tout ce qui en giclera. N'ai pas peur, mon Promis. N'ai pas peur." applique-t-elle, maternellement, de sa prothèse aux ongles peints, au jokaero effrayé.