Adieu, Barbarella

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Une histoire à suivre...


Bonne lecture.





<div style="margin-left:25px;">ADIEU, BARBARELLA


<b></b><b>I. La brigade</b><b></b>
</div>


Trois mois que les combats avaient commencé dans la ville. Du moins, c’est ainsi que l’on devait rapporter la chose, là-bas, quelque part dans les états-majors et quartiers généraux où les grosses huiles, abajoues sur les épaulettes, avaient planté une nouvelle punaise rouge sur leur carte défraîchie. Le vieil adage disait que les types futés apprenaient des erreurs des autres, et que les humains en général avaient tendance et intérêt à apprendre des erreurs, tout court. Ces types-là, on se doutait bien qu’ils n’étaient pas du genre malins, et on en venait même à se demander s’ils étaient bien humains : ils cherchaient sans arrêt une parcelle de carte vierge, pour s’y planter une punaise, histoire de voir si ça fait aussi mal qu’ailleurs, et quand ils ne trouvaient pas, se résignaient à élargir un trou déjà prêt à l’emploi, histoire de voir si ça fait aussi mal qu’avant. Personne n’aurait rien trouvé à redire si ça ne nous faisait pas plus mal qu’à eux, au final.


Nous, les épaulettes, on n’y avait même pas droit. C’était dans le contrat. Troupes irrégulières, dossiers classés, c’est là qu’on rangeait nos constats de décès, quand il restait quelqu’un pour les établir. Mais il ne faut pas croire qu’on enviait, ou quoi que ce soit, on était heureusement trop réalistes pour se préoccuper des formalités. On était même là, et pas chez les réguliers, parce qu’on voulait échapper à la paperasse et aux ennuyeuses cérémonies de décoration. Les gars avaient assez vu la guerre pour savoir que les trois étoiles de major, peu vivraient assez longtemps pour les voir. Et ils espéraient bien que quelqu’un ou quelque chose les flingue avant qu’on leur greffe une palme de général. On était franc-tireurs, mais les principes, on essayait d’en avoir un minimum. Crever en être humain, pas en bestiole à force de se prendre des rapports de pertes dans le tiroir – c’était la première des préoccupations.


On avait un pense-bête : deux écussons brodés, sur chaque vêtement, treillis ou combinaison qu’on aurait à porter. Un sur la tête, en forme de crâne, un autre sur la poitrine, en forme de cœur. Les rabat-joie de carrière faisaient remarquer que c’était pas original, pensez-vous, d’autres l’avaient déjà fait avant. On leur rétorquait que leur remarque, on l’avait entendue, qu’on s’en foutait, fallait surtout pas qu’ils se sentent pionniers, eux non plus. Au moins, les écussons servaient à quelque chose, contrairement aux épaulettes qui n’aguichaient même plus les filles. La bastos touche l’écusson, ça te paye la première et dernière certitude de ta vie : t’es mort, ou pas loin. Alors les carriéristes revenaient à la charge : il fallait comme symbole quelque chose de plus guerrier, revigorant, racé, intimidant, quelque monstre mythologique dont la seule mention ferait se pâmer les ennemis. Parfois, les plus jeunes de la brigade trouvaient la force d’en pouffer de rire ; les anciens, las, expliquaient :


— Tu sais, on a une devise. Personne l’a inscrite nulle part, je crois même que personne s’est occupé de la définir mot par mot, mais tout le monde voit le principe. Le courage et la fierté, ça va merci, on a tous le bonheur d’être nés cons, suffit. Simplicité est notre noblesse. Et pour finir, ça doit bien faire quelques millénaires qu’on n’impressionne plus les types d’en face avec un streum sur une cocarde.


Pour l’occasion, Geez avait même levé les yeux, chose qu’il ne faisait généralement que quand l’heure venait d’en river un au viseur de son fusil. C’est dire s’il était sérieux. Le reste du temps, il se satisfaisait de scruter le sol, ou ce qui pouvait bien se situer sous ses pieds. On était tous en train de chercher un truc qu’on avait laissé tomber, par mégarde, par intention ou par lassitude, mais chez lui, ça se voyait encore plus. Parmi la vingtaine de gonzes affalés sur les banquettes spartiates du carré de l’Armada’s Mule, quelques-uns appuyèrent l’assertion de hochements, de murmures, de ouais bien articulés pour les plus motivés. Les autres profitaient de la petite heure qui leur restait avant le début de la phase d’atterrissage, et devenaient autistes face à ce genre de conversation politico-religieuse. La santé d’abord. On aura tout le temps de s’amuser avec ce gus au retour.


Le lieutenant-inspecteur Caloony affronta quelques secondes durant le regard perçant du senior de la troupe, puis se résigna à scruter le reste des occupants de la pièce, à la recherche d’une autre accroche. On nous en refourguait toujours un. Sergent, lieutenant, capitaine, le grade variait selon l’importance de la mission, et peu importe, l’ajout de la particule inspecteur était ce qui le définissait vraiment. Il était dans le contrat, lui aussi, veillant à ce que le travail soit fini, comme il faut, dans les délais. Un poste à responsabilités. On n’y désignait pas n’importe qui. Il était seul, les autorités fédérales dénichaient donc les types qui avaient un réserve de connerie suffisante pour ravitailler un peloton, prêts à se trimballer avec une sacoche remplie de brochures pour l’enrôlement dans l’armée de métier.


Caloony était caricatural dans le genre : prosélyte, doté de convictions et d’une loyauté écœurante pour qui avait encore quelques neurones en place. Son physique diffusait son monde intérieur : petit, sec, raide, une moustache faussement élégante surmontant une petit sourire éternel tout aussi factice. Et des yeux baladeurs. Il cherchait ce qui pouvait le lier à ceux de notre espèce. L’absence de grades, de hiérarchie stricte, de symboles honorifiques déroutait toujours nos chiens de garde. Son regard s’arrêta enfin sur le fusil lourd d’Aristarque. Un gosse, on lui aurait donné dans les dix-huit piges, en réalité moins, blondinet traumatisé par la paix, toujours sa pétoire sur soi. L’inspecteur avait trouvé, il pouvait repartir à la charge. De son ton le plus didactique, il tenta de renouer le dialogue avorté avec Geez :


— Ces encoches sur le manche… Vous voyez, en voilà un, de rituel guerrier. — Il appuyait ses paroles d’un mouvement circulaire de l’index tentant de circonscrire l’objet de son intérêt — On ne sait plus quand ça a commencé, mais cette tradition de tenir le compte de ses victimes est dans les traditions militaires. Il y a bien plus de choses qui nous lient que vous ne voulez bien le croire.


Geez leva une vois de plus son regard, mais cette fois-ci pour le plonger dans celui de Luxus, voir si il serait aussi incrédule. Pas un peloton – un régiment de débilité nous tenait compagnie. Sa tête montrait bien qu’il était particulièrement fier de sa perspicacité et de la manière dont il venait de nous l’illustrer. Korsky se massait les yeux et Tramb était au bord du fou rire. Aristarque n’avait même pas relevé, le cerveau en sandwich entre deux distributeurs de décibels.


— Dites, chef — Korsky se dévoua, après gros soupir, à faire sa part de travail éducatif — vous comptez combien d’encoches exactement ?


Caloony plissa les yeux, puis compta avec la méticulosité due à sa fonction.


— Seize. Ce qui est d’ailleurs impressionnant pour un aussi jeune soldat, à croire que la réputation de votre régiment n’est pas volée. C’est une pratique individuelle ou il s’agit d’un rituel obligatoire ?


Korsky ne répondit pas. Il se demandait juste si l’inspecteur nous rangeait, parmi les petites cases qui constituaient son rognon supérieur, dans celle des psychopathes ou celle des fanatiques. Il valait mieux le laisser patauger dans ses élucubrations pour le moment. Trop lui dire dès le départ pourrait nous priver d’une vraie occasion de s’amuser un peu. On était un peu boute-en-train, dans le genre. Korsky regarda Aristarque. Le petit n’avait pas goûté la poudre et encore heureux s’il avait réussi à toucher seize pigeons en argile à l’entraînement. Jusqu’ici, sa vie s’était en grande partie résumée à visser un foutu boulon dans une usine ; illettré, il ne pouvait même pas tuer le temps en voyage avec un peu de lecture. Barby s’était prise d’affection pour le gosse, elle espérait qu’il vivrait assez longtemps pour apprendre à compter. Peut-être même à lire. En la semaine qu’avait duré leur croisière vers la lune Vii de la géante gazeuse Gomla, il avait déjà appris à faire autant d’encoches qu’il avait d’années.


Les bombardements préliminaires du centre de production automatique que la nomenclature fédérale poétisait sous le nom de Vii-5ax avaient commencé depuis trois mois. Dans moins d’une journée, la brigade serait sur place pour finir le travail le nettoyage. Ou le commencer, selon le degré de succès des bigleux de la marine spatiale.



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(Modification du message : 24-11-2007, 13:20 par Ingos Strakh.)

Ah, c'est ça le sarcasme narratif. J'ai pigé !


Il y a des trucs que je n'aime pas des masses dans le style comme les phrases "doubles" (deux phrases distinctes séparées par une virgule) mais le style c'est comme le trou du cul, chacun a le sien. Pour le reste, c'est rigolo et imagé. J'aime bien.


Oui, ce que j'appelle sarcasme narratif, c'est des phrases du genre « Le garçon les regarda avec une expression de veau qui fait une prise de conscience et se rend brusquement compte avec horreur que sa mère est une vache ».


Tu pourrais me donner un exemple de « phrase double » qui te dérange ?




Citation :le style c'est comme le trou du cul, chacun a le sien

«... and they all stink» ^^


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Citation :Tu pourrais me donner un exemple de « phrase double » qui te dérange ?

Celle-là par exemple :




Citation :Mais il ne faut pas croire qu’on enviait, ou quoi que ce soit, on était heureusement trop réalistes pour se préoccuper des formalités.

Moi je l'aurait écrite :




Citation :Mais il ne faut pas croire qu'on enviait ou quoi que ce soit : on était heureusement trop réalistes pour se préoccuper des formalités.

Le fait de faire sauter la première virgule et de couper la phrase au milieu avec deux points (un point-virgule ou même un point faisait l'affaire également) change la "sonorité" de l'ensemble. Mais là, c'est très largement une question de goût.


C'est juste ça.


Citation :Celle-là par exemple :


<blockquote data-ipsquote="" class="ipsQuote" data-ipsquote-contentapp="forums" data-ipsquote-contenttype="forums" data-ipsquote-contentid="28557" data-ipsquote-contentclass="forums_Topic"><div>Mais il ne faut pas croire qu’on enviait, ou quoi que ce soit, on était heureusement trop réalistes pour se préoccuper des formalités.



</div></blockquote>J'abonde l'avis du Xav' par deux cents de plus, le wagon m'a moins gêné que "streum" (anachronisme trop isolé pour ne pas en être un), mais rompu la lecture quand même :
Il ne faut pas croire qu'on enviait, ou quoi que ce soit du genre ; on était heureusement trop réalistes pour se préoccuper des formalités.


Même topo pour la chute introductive du premier paragraphe, même si on passe sur la double négation qui l'annonce : Personne n'aurait rien trouvé à redire tant que nous n'étions pas sous la punaise.


(amha, ça introduirait mieux en remplaçant "personne" par le "on" ensuite identifiant, mais le niveau d'anonymat recherché peut se discuter).


Pas simple d'écrire un Croix de fer à la Peckinpah.


Je profite toutefois du privilège d'avoir l'auteur sous la main pour un détail de fond :


un ilettré, dans le contexte apparent d'instrumentalisation d'Aristarque, comment connait-il son age ? Pourquoi utilise-t-il un rituel presque atavique (hypothèse soutenue par l'officier-inspecteur) pour faire de son age un trophée de guerre ? A priori, il aurait plus à en vouloir à l'usine qu'à la guerre ; l'usine lui a ravit plus d'années. Les encoches auraient pu être le nombre d'ex-propriétaires de l'arme (avec une chute semblable).


La guerre est donc si méchante avec l'homme, d'après Ingos Strakh, quand elle libéra tant dans les pays en révolution industrielle (du moins selon Trotsky) ? Paradoxe, à cet étape du récit où l'univers n'est point totalement posé.


Ou tu voulais juste faire de la guerre l'outil stigmatisant le diktat d'un système oppressif, et donc la valorisation de l'émotion maternelle de Barby (déification du collectivisme, on en revient toutefois


au même) ? Et donc la focale sur Aristarque ?


Hmmm (c'est toujours frustrant le premier épisode).


Aristarque est un personnage autobiographique (entre deux distributeurs de hard music ;) ou juste celui qui va remettre le soleil à sa place (comme disait Oppenheimer à propos d'un endroit où il se levait) ?


Je voulais attendre d'avoir posté la suite pour répondre, mais bon, comme je redisparais demain pour une bonne dizaine de jours et que je n'ai toujours pas finalisé la suite, je ne voulais quand même pas passer pour un goujat. Surtout que Juan-Erik a la gentillesse de poser les bonnes questions qui dérangent.


Pour cette histoire de wagon-double-phrase, ça fait partie des trucs que j'aime caser. Des petites phrases qui manquent de « se casser la gueule », selon l'expression que j'utilise à tort et à travers. Et l'omission de « du genre » (ou « du style ») est tout à fait volontaire, dans cette même logique. Bon, des fois, ça se casse vraiment la gueule, faut croire que c'est le cas ici, vu les réactions.


Le coup du « streum », oui, c'est vrai qu'avec le recul ça ressort un peu trop. Fermez les yeux et imaginez « monstre » à la place ^^


Pour le fond :




Citation :un ilettré, dans le contexte apparent d'instrumentalisation d'Aristarque, comment connait-il son age ?

Lui ne le connait pas vraiment, ou vient de l'apprendre : c'est Barby qui a du trouver un moyen de le calculer, ou qui l'a deviné. On ne le saura jamais, même moi je ne sais pas, c'est dire à quel point c'est mystérrrrieux.




Citation :Pourquoi utilise-t-il un rituel presque atavique (hypothèse soutenue par l'officier-inspecteur) pour faire de son age un trophée de guerre ? A priori, il aurait plus à en vouloir à l'usine qu'à la guerre ; l'usine lui a ravit plus d'années. Les encoches auraient pu être le nombre d'ex-propriétaires de l'arme (avec une chute semblable).

C'est vrai que ce genre de dénouement aurait peut-être été plus élégant, plus astucieux. Dans mon esprit, il compte encore compléter ce fusil avec plein d'encoches... mais je n'en dis pas plus, ça va faire partie de l'un des développement et « reflexions » qui surgiront lors de la prochaine partie.




Citation :La guerre est donc si méchante avec l'homme, d'après Ingos Strakh, quand elle libéra tant dans les pays en révolution industrielle (du moins selon Trotsky) ? Paradoxe, à cet étape du récit où l'univers n'est point totalement posé.
Ou tu voulais juste faire de la guerre l'outil stigmatisant le diktat d'un système oppressif, et donc la valorisation de l'émotion maternelle de Barby (déification du collectivisme, on en revient toutefois au même) ? Et donc la focale sur Aristarque ?


Hmmm (c'est toujours frustrant le premier épisode).

La stigmatisation de la guerre, j'imagine que c'est mon côté anarcho-pacifiste qui ressort, et ce n'est pas près de s'arranger ^^


Mais c'est vrai qu'il manque beaucoup de contexte et d'explication de l'univers. J'aurais aimé balancer les épisodes à moins d'intervalle, mais bon, la real life en a voulu autrement. Je préfère ne pas poser le décor en bloc dès le début, mais le révéler au fur et à mesure. Pour résumer, disons qu'il s'agit d'un univers rattaché à warhammer 40K, mais qui essaye de s'en détacher ou du moins d'en offrir une vision alternative. À l'instar d'un certain Contre-Empire, tiens ;)




Citation :Aristarque est un personnage autobiographique (entre deux distributeurs de hard music ;) ou juste celui qui va remettre le soleil à sa place (comme disait Oppenheimer à propos d'un endroit où il se levait) ?

Plutôt la deuxième option, même s'il devrait garder une place de choix dans le récit. J'évite le personnage-avatar, je préfère éclater ma personnalité et la disséminer dans les différents protagonistes, c'est plus marrant et un peu plus intéressant comme travail d'écriture. Enfin je crois. Je meurs un peu, mais par morceaux :)


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Citation :La stigmatisation de la guerre, j'imagine que c'est mon côté anarcho-pacifiste qui ressort, et ce n'est pas près de s'arranger ^^
Mais c'est vrai qu'il manque beaucoup de contexte et d'explication de l'univers. J'aurais aimé balancer les épisodes à moins d'intervalle, mais bon, la real life en a voulu autrement. Je préfère ne pas poser le décor en bloc dès le début, mais le révéler au fur et à mesure. Pour résumer, disons qu'il s'agit d'un univers rattaché à warhammer 40K, mais qui essaye de s'en détacher ou du moins d'en offrir une vision alternative.
Merci d'avoir répondu, Ingos. J'avoue, sans surprise, que c'était juste histoire de préciser que la suite était attendue, mais le petit côté interview m'a plu (surtout que tu réponds, c'est pas comme la Nain, et que tu réponds comme une star, ie sans rien dévoiler, ce qui aide à mon incarnation journalistique, et au buzz ;)
D'ailleurs, je vais revenir aux interviews. Un rapide ("le sarcasme narratif peut-il être injecté en Chine ?"), un du siècle (publication du troisième opus gandaharien), un qui marche toujours ("Taran, ces francs-maçons qui nous gouvernent"), un par ci, un par là... 2008 va être une grande année.