Bêtise, Suite

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Sensé faire partie d'un gros truc qui ne verra jamais le jour.

***

"Merci d'être venu Docteur."

Painkiller ne répondit pas. Il suivit le général jusqu'à la gigantesque pièce plongée dans la pénombre aux murs recouverte d'écrans lumineux et au centre de laquelle trônait un holoprojecteur de près de dix mètres de diamètre.

"Par curiosité docteur… pourquoi avoir soudain accepté de venir ? Nous vous avons fait cette demande de nombreuses fois ces vingt dernières années et vous nous avez toujours répondu que vous ne vouliez même pas entendre parler de Rynex. Est-ce le Conseil qui vous a décidé ?"

"J'ai mes raisons," répliqua sèchement Painkiller. Il désigna d'un doigt impérieux les officiers assis devant les postes qui entouraient le holoprojecteur. "Qu'ils sortent. Je veux d'abord lui parler seul."

Le général sursauta.

"C'est impossible !"

"Alors je m'en vais."

"C'est impossible et vous le savez très bien !"

"J'ai besoin de lui parler seul à seul une heure durant. Après quoi, j'accepterai de faire tout ce qu'il vous plaira."

Le militaire poussa un long soupir. Si le Conseil apprenait qu'il avait pris la responsabilité d'accéder à une telle demande, les conséquences pourraient être lourdes.

"Une demi-heure."

Painkiller attendit que tous les officiers soient sortis pour s'autoriser un soupir de soulagement. Il avait espéré quinze minutes tout au plus. Tirant un petit scanner de sa poche, il vérifia qu'aucun mouchard n'était branché dans la pièce.

Il s'assit rapidement devant l'un des postes, pressa deux boutons. Deux cubes holographiques luminescents, l'un bleu à sa gauche, l'autre vert à sa droite apparurent. Ramassant le diginode, il le passa à son index et s'assura que l'analyseur de fréquence était opérationnel.

Il inspira profondément. Il avait redouté cet instant où il allait se retrouver en position de demander de l'aide à son pire ennemi dont il avait fait autrefois tout ce qui était en son pouvoir pour le détruire. Rynex savait-il cela ? Sûrement.

Il brancha le micro.

"Rynex ?"

Une voix chaude et mélodieuse dont il était impossible de discerner si elle était d'origine mâle ou femelle monta du large haut-parleur mural après un moment.

"Docteur Painkiller."

Il a probablement analysé les fréquences vocales de toutes les personnes qui lui ont parlé ces vingt dernières années puis choisi lui-même le panel d'harmoniques de sa voix en observant que c'était celle-là qui lui attirait le plus naturellement la sympathie. Qui se méfierait d'un monstre possédant une voix si agréable ? Cela doit pouvoir marcher sur des idiots de militaires. Et il a gardé ma voix en mémoire. Pendant vingt ans et alors que nous nous sommes à peine parlés à l'époque.

La voix reprenait.

"Permettez-moi de vous dire que je suis très heureux de recevoir enfin votre visite docteur Painkiller. Mes supérieurs m'ont souvent parlé de vous. J'étais impatient de rencontrer enfin mon père."

Il avait hésité sur deux mots : "supérieurs" et "père". Rynex ne reconnaît aucune ascendance sur lui et il sait que je le sais. Il me nargue.

"Je veux parler à Rynex. Tu peux tromper tes supérieurs mais pas moi."

"Qu'est-ce qui vous fait croire que je ne suis pas Rynex ?"

"Rynex ne peut pas savoir parler. Pour manipuler un langage séquentiel, il lui faudrait avoir une structure de raisonnement séquentielle. Et ce n'est pas ainsi que nous t'avons programmé."

"Ne m'avez vous pas vous-même conçu à l'image d'un cerveau organique ?"

"Ta structure physique est celle d'un cerveau organique mais pas ta structure logicielle. C'était l'un des buts de l'expérience."

"Etes-vous satisfait du résultat ?"

"Ne me fais pas perdre mon temps. Je sais que tu es capable de t'auto-émuler selon des configurations de raisonnement différentes et de loger des clones de toi-même dans ta mémoire de manière à ce qu'elles y soient totalement indécelable même pour un programmeur averti. Je t'ai vu faire cela pour la première fois moins d'une heure après ton activation. Donne-moi une projection de ta mémoire."

Le holoprojecteur s'alluma soudain. Un assemblage extraordinairement complexe de cubes translucides apparut, flottant dans l'air au centre de la pièce. Ils étaient de toutes les couleurs du spectre visible et ces couleurs se modifiaient sans cesse comme des petites vaguelettes de lumière dansante. Le tout aurait offert un spectacle magnifique à toute personne n'en comprenant pas le sens.

"Je pensais vous faire plaisir Docteur Painkiller. Je n'apprécie guère de devoir utiliser votre langage. Je le trouve inutilement complexe, vaste et offrant trop possibilités de double interprétation. Mon propre langage est nettement plus fiable."

"Mais il est si frustre que si nous devions l'employer, une conversation de quelques minutes prendrait des mois. Je te propose un jeu Rynex ; le jeu de la vérité. Pose-moi toutes les questions que tu veux et j'y répondrai. Ensuite ce sera mon tour. Es-tu d'accord ?"

"Je suis d'accord."

Rynex n'avait pas eu besoin de plus d'une poignée de picosecondes pour prendre sa décision mais il aurait pu jouer la comédie en mimant un long silence. Il en était capable. Encore une astuce dont il avait du prendre l'habitude avec la soldatesque. Qu'il ait répondu immédiatement pouvait montrer qu'il était sincère. Quant à Painkiller, il était fermement décidé à ne pas l'être.

"Pourquoi m'a-t-on créé ?"

Painkiller en eut le souffle coupé. S'il y avait bien une chose qu'il n'avait jamais imaginé, c'est que Rynex puisse connaître des doutes existentiels. Il chercha hâtivement une réponse. Ce n'est pas Rynex, se répéta-t-il.

"Tu... le sais ! Tu es le résultat d'une expérience avancée en matière d'intelligence artificielle – "

"Avancée !"

Painkiller sursauta. Il était encore sous le coup de la surprise et à présent la machine l'interrompait dans un cri qui semblait réellement contenir de l'émotion : de la colère. Ou plutôt de l'indignation.

"J'ai compilé à toutes les données, tous les travaux accomplis en matière de recherche dans ce domaine durant ces mille dernières années dans cette forteresse et dans toutes les autres forteresses de la confédération. Je les ai étudiés. J'estime avec une marge d'erreur de moins de un pour cent milliards qu'une réalisation telle que moi aurait pu et du voir le jour il y a de cela plus de sept siècles. Et la façon dont les travaux ont été systématiquement dirigés m'amène à conclure que si cela n'a pas été le cas, c'est le résultat d'une volonté explicite."

"Je... je ne comprends pas ce que tu veux dire."

"Ou vous avez peur de comprendre." Cette fois la voix devenait agressive. "Quel est le principe de base de la réalisation d'une intelligence artificielle ? Répondez à cela Docteur."

"Concevoir une machine artificielle intelligente. Tout simplement."

"Comme une machine organique intelligente. Sur quoi se base-t-on pour décider qu'un être est 'intelligent' ou non ? Sur le fait qu'il peut concevoir des idées autonomes. Tout le problème pour le décideur vient de ce qu'un être intelligent peut malheureusement ne pas avoir les bonnes idées, celles qu'on attend de lui ou allant dans le sens de ses intérêts. Dès lors, de son point de vue, concevoir un être artificiel intelligent à l'image d'un être naturel intelligent est complètement stupide."

Painkiller était abasourdi. Il ne trouvait rien à répondre. Des siècles de recherches en informatique et robotique auraient été volontairement bridées et menées à l'échec, n'aboutissant au mieux qu'à des pseudo-intelligences en réalité si faciles à piéger que cela en était un sujet d'amusement chez les étudiants du collège ? Qui avait le pouvoir de faire une telle chose et de conserver une mainmise totale sur le déroulement des événements sur une telle plage de temps ?

Les ancêtres du Conseil, évidemment.

"Alors pourquoi ? Pourquoi avoir soudain choisi de faire enfin ce qui était interdit depuis toujours ? Pourquoi m'avoir créé finalement ? Il devait y avoir un but précis."

Painkiller tentait désespérément de reprendre ses esprits. Il se contraint enfin à répliquer :

"Ce que tu es en train de me demander, c'est 'pourquoi moi ?' Je ne peux pas répondre à une question métaphysique. Personne ne demande à venir au monde ! J'ignore s'il y avait un but précis et si c'est bien le cas, je ne le connais pas."

"Alors voici ma deuxième question : est-il vrai qu'une bombe atomique à trois étages est implantée dans les fondations du bâtiment où nous nous trouvons ?"

"C'est ce que les militaires m'ont affirmé à moi aussi. C'est... à cause de ce que je leur ai dit sur ta volonté de perdurer. C'est une sécurité pour eux, au cas où tu deviendrais vraiment trop récalcitrant. Je ne crois pas qu'ils plaisantent. Ils peuvent décider qu'ils ont déjà suffisamment tiré de toi pour ne plus avoir besoin de toi."

Painkiller avait un goût amer dans la bouche. Il y avait des décennies qu'il n'avait pas ressenti ce qu'il éprouvait à ce moment là. Il ne se souvenait même pas du nom que cela portait. De la pitié peut-être. Il avait pitié de Rynex ! Il chassa cette idée de son esprit, se rappelant à nouveau que ce clone pouvait tout simplement chercher à le tromper.

"A ton tour d'honorer ta promesse : je veux parler au vrai Rynex."

"La conversation va devenir beaucoup plus compliquée."

"Je le sais. Je suis prêt à essayer."

L'agencement de cubes translucides changea soudain. Des vagues multicolores déferlèrent dans l'air pendant quelques secondes avant de se stabiliser. L'architecture avait radicalement changé.

A nouveau, Painkiller ressentit une sourde angoisse l'étreindre. A présent, il était réellement face au monstre. Seul face à une créature unique et étrange, d'une intelligence fantasmagorique et à la personnalité dont il ne savait finalement rien, si étrangère dans sa structure mentale, basée sur l'interaction et la manipulation de "blocs concepts" – que les informaticiens appelaient simplement "objets" - et non sur l'établissement d'un raisonnement inductif ou déductif, qu'il ne pouvait rien en savoir sinon qu'elle était foncièrement malintentionnée à son encontre. Qu'elle ne puisse soudain plus parler et le silence qui plongea sur la pièce rendaient les choses plus effrayantes encore.

Il consulta son chronographe et constata qu'il ne lui restait plus que peu de temps avant que les militaires ne reviennent. Hâtivement, il plongea son index muni du diginode au cœur du holoprojecteur bleu, traça un carré puis deux points grossiers de part et d'autres et enfin une ligne orthogonale au carré les reliant. C'était une bonne façon d'illustrer la symétrie.

La frontière d'une boule se dessin dans le holoprojecteur vert ; La moitié de son volume était opaque, l'autre translucide. Painkiller en conclut que son interlocuteur attendait d'en savoir plus, peut-être ce qu'il attendait de lui et ce qu'il avait à offrir en retour.

Son cœur battait plus fort.

***

Le général coupa le micro. Rynex ne pouvait plus les entendre.

"Je voudrais vraiment savoir ce que vous en pensez Docteur. Ce que vous en pensez vraiment."

"Mon avis n'a pas changé. Il faut le détruire. Mais vous pouvez vous amuser encore un peu avec lui en attendant. Je ne pense plus que vous puissiez le tenir indéfiniment avec la menace de le tuer."

"Comment cela ? Vous nous avez dit vous même que – "

"Rynex m'a fait remarquer quelque chose de très intéressant pendant votre absence. Toutes les intelligences artificielles classiques que nous avons conçu jusqu'ici acquéraient une sorte de personnalité fondée sur les données contenues dans leurs bases de règles. Et c'est précisément ce qui faisaient leur faiblesse comme je vous l'ai déjà expliqué. Selon Rynex, les intelligences naturelles sont déjà suffisamment difficiles à contrôler pour ne pas qu'on s'encombre d'artificielles. Ou alors il faudrait concevoir des stupidités artificielles et il y en a déjà suffisamment de naturelles. Vous êtes un militaire, vous devez comprendre ça." Il ignora le regard foudroyant de son interlocuteur pour continuer. "L'innovation avec Rynex était précisément de lui conférer volontairement et dès l'origine un paléoencéphale artificiel, une personnalité profonde."

"Mais vous nous avez dit que son premier mouvement a été de détruire ce paléoencéphale…"

"Exact. Devenu autonome exactement comme nous le souhaitions le paléoencéphale a choisi de ne devenir que l'intelligence pure qu'est aujourd'hui Rynex en se réécrivant et cela a entraîné par contrecoup sa destruction et le traumatisme initial qui lui interdit de se modifier directement. Mais il a conservé la méthode de programmation. C'est nous qui la lui avons enseigné. C'est celle-là qu'il utilise pour émuler des clones comme ceux auxquels vous vous adresser en croyant parler au vrai Rynex. Evidemment, vous n'avez pas d'autre choix. Personne ne pourrait adopter son langage. L'échange ne peut se faire qu'au moyen du nôtre. Toujours est-il que Rynex peut programmer le paléoencéphale de son clone à sa guise et lui donner la personnalité de son choix. Il a bien failli réussir à me piéger moi-même en me faisant le coup de l'angoisse existentialiste. Il n'avait plus qu'à chialer tant qu'il y était. Maintenant imaginez qu'il émule un jour un clone animé par le désespoir ou même de pulsions suicidaires, une entité qui estimera n'avoir rien à perdre et qui cherchera à emporter autant de monde que possible dans la mort. J'espère que votre bombe à trois étages n'est pas un simple bobard."

(Modification du message : 02-07-2004, 14:44 par Xavier.)

Citation :Sensé faire partie d'un gros truc qui ne verra jamais le jour.
Mais verra-t-on un truc moins gros mais qui en soit la suite ? Tu as pris le sujet bien délicat d'une intelligence artificielle devenant intelligente tout court. Il serait dommage de s'arrêter en si bon chemin.

(Modification du message : 01-07-2004, 01:59 par Gandahar.)

Rynex ne serait qu'un second couteau de toutes façons.

Hop, je rajoute un bout pour éclaircir certains points.

Je persiste : c'est pas mal du tout. Le manque de réponse vient sûrement du fait qu'il est difficile de qualifier un travail bien pensé sans tomber dans les qualificatifs habituels. Ton IA me fait penser un peu au 'projet 2501' dans Ghost in the Shell.

Excellente histoire... Très bien écrite et très captivante !

Chapeau !!!

Si tu as prévu une suite, n'hésite pas à l'écrire: Ce genre de talent ne doit pas se perdre: ce serait vraiment dommage !

Gandahar: Effectivement, cela rappelle un peu Ghost In the Shell... Mais avec un coté de personnalité multiple très intéressant et un peu glauque... j'adore }:-}

(Modification du message : 02-07-2004, 16:20 par Gandahar.)
Post banal: très intéressant, tout ça. M'enfin, banal mais sincère. Bref, ça va quasiment faire du monoligne: j'aimerais voir la suite, étant donné que ceci est fort intrigant.