La nuit était tombée. Les locaux étaient déserts à présent. Dans le vaste bureau plongé dans l'obscurité, seul était resté le docteur Samuel Stone. Il appréciait ces moments de calme solitaire au sortir d'une journée de travail éprouvante.
Enfoncé dans son large fauteuil de cuir véritable, un verre à la main, il laissait vagabonder son esprit en contemplant le magnifique scintillement nocturne de la mégalopole, oasis de lumière si grand qu'il était visible de l'espace au milieu du désert de rouille de Solurb Secundus.
Les glaçons s'entrechoquaient doucement dans son verre de cristal. Alcool de grain distillé ; quel que soit le degré de perfection atteint par l'industrie agrochimique des ingénieurs de la forteresse, aucun alcool de synthèse n'égalait en saveur celui obtenu avec le véritable grain naturel cultivé sur Solurb Prime. Stone n'avait pas un goût réellement immodéré pour les richesses mais il concédait qu'être fortuné rendait la vie bien agréable. Et sa fortune était immense.
Les piles de contrats s'amoncelaient sur le bureau. Actions d'intimidation sur Baal dans le secteur quatre du segment ; nettoyage de villes indigènes sur le continent oriental de Kreos ; purification ethnique sur Tenera Prime ; ah le génocide ! La formule reine, celle qui assurait de boucler sans peine le chiffre d'affaire prévisionnel de l'année.
Encore fallait-il arriver au bout de l'exercice comptable et rien n'était moins certain. L'étau se resserrait autour de la Genocide Incorporated. La commission d'enquête militaire chargée par la Guilde du contrôle des entreprises de consulting militaire s'intéressait de plus en plus à elle. Pour ne rien arranger, elle était dirigée par le colonel Egon Fergussen qui avait un vieux compte personnel à régler avec son président directeur général honoris causa. Bien sûr, il ne pouvait rien prouver. Pour l'instant.
"La Genocide est un iceberg," avait un jour dit Fergussen à ses collaborateurs, rapportait-on. "Quand nous mettrons le doigt sur sa partie immergée, nous ferons sauter le plus gros scandale de l'histoire de la forteresse."
Il ne croyait pas si bien dire.
Prenez quatre cent cinquante chars lourds et super-lourds ; deux mille deux cents chars légers ; sept cent cinquante gyrocoptères de combat. Vous avez déjà largement enfreint le règlement de la Guilde sur le consulting militaire. Ajoutez cinq cents blindés lanceurs d'engins et leurs munitions : missiles nucléaires tactiques, missiles vortex, missiles warp ; armements strictement prohibés par les articles 426-B, 426-C et 592-B de la législation sur les opérations militaires libres. Ajoutez encore le personnel combattant et technique pour ce matériel et c'est près du tiers de la masse salariale de la Genocide qui est non déclarée.
Bien sûr, tout ce matériel n'est pas sur Solurb Secundus ; il serait impossible de le cacher sur une planète dont le moindre centimètre carré est scruté jour et nuit par des centaines de satellites de surveillance. Il est dispersé aux quatre coins du segment galactique. Une bonne part se trouve sur Negromundheim, confié aux autorités d'un Consortium peu regardant.
Passez par la comptabilité dont la moitié est occulte. Allez jusqu'à l'intendance qui n'est pas habilitée à acheter des vaisseaux spatiaux pour son compte mais qui en offre à titre de prime à ses employés au moyen de prêts à très faible taux en retour de quoi lesdits employés sont invités, bien qu'il n'en soit bien sûr fait mention nulle part sur leurs contrats, à laisser ces engins que jamais ils n'auraient pu se payer en une vie de travail à la disposition de leur entreprise.
Terminez avec le service juridique : une armée de scribouillards chargés d'entretenir cet inextricable sac de nœuds, de le nouer plus fort encore, de transformer l'ensemble de l'organigramme de la compagnie en un labyrinthe si impénétrable qu'il est impossible à un enquêteur extérieur de s'y retrouver. Ceux là ne chôment pas.
Mais les membres de la commission d'enquête militaire disposent de pouvoirs bien plus étendus que leurs alter ego civils, pouvant même dans certains cas exceptionnels, s'affranchir des lois inscrites dans le code du travail – le document le plus archi-sacré de la forteresse après les ouvrages religieux.
Tout cela était de la folie pure. L'armée régulière avait de bonnes raisons de soupçonner la Genocide de préparer un coup d'état. Le pire, à vrai dire, est que ce n'était même pas le cas !
Tout cela valait plusieurs dizaines de fois la peine de mort, la radiation de son nom des archives, le bannissement de sa famille, le déshonneur éternel.
Tout cela était de la faute du docteur Jimini Painkiller, président directeur général honoris causa, qui ne voulait pas renoncer à ses jouets. Cent fois Stone avait songé à abandonner son poste de président directeur général de la Genocide Incorporated pendant qu'il en était encore temps. Cent fois, il avait accepté de continuer par amitié pour Painkiller.
Où était-il à l'heure actuelle ? Peut-être dans son cube personnel qu'il détestait. Plus probablement au collège, travaillant sans relâche surs ses études de neurologie.
Curieux personnage que Jimini Painkiller. Il avait six ans - douze années standard - quand les orks avaient attaqué Solurb Secundus. Enrôlé de force comme des dizaines de milliers d'autres gamins alors que les troupes régulières commençaient à manquer de combattants et de moyens, il avait été envoyé au suicide avec un pistolet automatique, une hache en fibre de verre et une chemise épaisse en guise de gilet pare-balles – il n'y avait plus de quoi en fabriquer.
Stone n'avait pas connu cette époque, étant né bien plus tard. Il n'en savait que ce que disaient les microfichiers d'histoire : moins d'un sur vingt était revenu vivant et la forteresse Khandle avait perdu la fine fleur de sa jeunesse dans la marée verte.
Painkiller, lui, avait eu la malchance de revenir. Il rêvait d'être médecin disait-on. Il était devenu soldat malgré lui. Alors il s'était tourné vers la médecine militaire. "La médecine militaire est à la médecine ce que la musique militaire est à la musique" ricanait-il souvent.
Les tests d'aptitude physique l'avaient classé nettement supérieur à la moyenne ; les tests d'aptitude intellectuelle l'avaient classé "intelligence hors norme". Il avait fait toutes ses études au sein de l'armée régulière : Médecine, sciences de la matière, mathématiques, logique, informatique ; tout l'intéressait, aucun problème ne lui résistait.
Aucun patient non plus. Il avait sauvé la vie d'un nombre incalculable de soldats avec des moyens dérisoires au cours d'opérations de fortune et désespérées mais beaucoup en étaient revenus en affirmant qu'ils préféraient cent fois le champ de bataille à l'hôpital de campagne du docteur Jimini Painkiller. Dur, cruel, violent, brutal étaient les mots qui revenaient le plus souvent pour le qualifier. "Fascination morbide pour la souffrance" indiquait le dernier rapport sur ses services. Cela était totalement faux – la vérité est qu'il y était au contraire complètement indifférent - mais ce rapport avait été bidouillé pour le faire tomber et lui retirer toute responsabilité médicale.
Painkiller s'était retrouvé simple sous-officier. Un peu moins gradé, un peu plus aigri. Les choses ne s'étaient pas arrangées : tête brûlée, indiscipliné, bagarreur, on aurait cru qu'il ne se plaisait qu'au combat où il pouvait déchaîner sa violence, tuer et prendre le risque de se faire tuer. Tuer, il l'avait fait des milliers de fois ; se faire tuer, il n'y était jamais parvenu mais avait dû de très nombreuses fois être reconstruit. De squats comme Painkiller, une maxime populaire disait que Grugni leur avait donné cent vies.
Quand parfois une seule est déjà une de trop.
"Reconstruit". Terme pudique employé par les médecins de la forteresse pour désigner les opérations de greffe et de transplantations. Painkiller avait tant subi de telles opérations que moins de cinquante pour cent de son organisme actuel était "d'origine". Le reste était fait d'organes et de tissus vivants synthétiques cultivés dans des cuves de liquide physiologique. Chez beaucoup de sujets pour lesquels ce taux tombait en dessous de quatre vingt pour cent, on notait déjà l'apparition de troubles de la personnalité liés à l'impression de vivre dans un corps qui n'est plus le leur. Painkiller, lui, était resté égal à lui-même au fil des opérations : toujours aussi aigri, toujours aussi cynique, toujours aussi violent.
A l'âge de cent vingt ans, il n'était plus que combattant auxiliaire de l'armée régulière. Il avait alors intégré le collège de médecine et poursuivi ses recherches en neurologie dans lesquelles il avait rapidement acquis une réputation dont il se souciait comme d'une guigne. Il ignorait lui-même à cette époque que l'armée suivait de très près ses travaux, intéressée principalement par leurs possibles applications en informatique.
Retour à l'armée pour une opération dont il se fichait. Il haïssait l'armée. Retour au collège. Retour à l'armée. Retour au collège. Retour à l'armée pour l'assaut de la ferme aux cochons sur Negromundheim dont lui et Stone avaient étés les seuls survivants. Painkiller avait sauvé la vie de son unique ami ce jour là.
Cela avait été leur dernier travail pour la régulière. Enfin libéré de toute obligation militaire à l'âge de cent quatre vingt ans, Painkiller n'avait pu tenir en place sans personne à qui briser les os bien longtemps. Tuer ou être tuer. Il ne concevait l'existence qu'ainsi. Tuer, tuer, tuer, tuer encore et toujours. Il n'avait jamais fait que cela et ne savait faire que cela. Alors ils avaient fondé la Genocide Incorporated.
Painkiller s'était fait beaucoup trop d'ennemis durant de sa carrière et il le savait. C'est donc à Stone qu'était revenu la présidence et la direction de l'affaire, Painkiller n'étant officiellement que consultant intérimaire au contrat régulièrement renouvelé. Cela lui convenait d'autant mieux qu'il pouvait consacrer son temps à diriger ses mercenaires au combat plutôt qu'à la paperasserie – encore une chose qu'il haïssait.
Détestable. Imbuvable. Personne de sensé ne pouvait apprécier Painkiller. Stone se demandait parfois s'il l'appréciait vraiment lui-même. Il était peut-être simplement habitué à lui. Mais il y avait peut-être autre chose. Au-delà de tout ce que le cynisme et la brutalité de Painkiller avait d'insupportable, il y avait son indéfectible loyauté. Envers ses mercenaires pour commencer, qui l'appréciaient beaucoup pour cela. Il tenait sincèrement à eux et n'aurait jamais mis leur vie en danger inutilement. Envers sa race ensuite : contrairement à ce qu'affirmait son surnom de "médecin qui tue les gens au lieu de les soigner", il n'avait jamais causé la mort d'un squat ; il en avait au contraire sauvé beaucoup. Et envers Stone enfin son unique ami.
Ami. Painkiller pouvait-il avoir des amis ? Peut-être était-il simplement habitué à Stone lui aussi.
Si seulement il avait eu la moindre once de bon sens. Mais il prenait plaisir à narguer par sa puissance militaire et financière les autorités de la forteresse, à commencer par l'armée régulière bien sûr, alors même que le ciel s'assombrissait au dessus de son entreprise. Pour couronner le tout, il était athée – autre crime passible de la peine de mort sur Solurb. Que la justice parvienne à le coincer pour cela et elle tiendrait le prétexte rêvé pour faire suivre toute la Genocide dans la chute. L'intelligence n'est décidément pas la sagesse.
Par quelle mystérieuse bénédiction céleste Painkiller pouvait-il seulement être encore en vie ? Il fallait vraiment que Valaya l'aime, cet étrange médecin, pour le gratifier d'une telle protection. Stone, ainsi que quelques autres médecins qui avaient eu l'occasion de "travailler" sur Painkiller avaient une autre théorie : selon eux, Jimini Painkiller était potentiellement un ancêtre vivant ; il était encore trop tôt pour être catégorique – Painkiller avait deux cent cinquante ans – mais un faisceau d'indices convergents sur son exceptionnelle endurance et ses facultés mentales hors du commun rendaient l'hypothèse crédible.
Stone lui en avait un jour touché un mot. L'autre avait ricané bien sûr.
Samuel Stone se leva et posa son verre désormais vide sur le bureau. Il lui fallait retourner dans son cube où son épouse et ses deux enfants l'attendaient.
Quittant la pièce il songea que personne, nulle part, n'attendait Jimini Painkiller.