<b>CHAPITRE IV</b>
Le mois de Nachgeheim qui se concluait avait été beau et chaud. Les récoltes s’annonçaient excellentes et les louanges à Karl Franz et à la jeune Comtesse Emmanuelle de Nuln étaient sur toutes les lèvres. Les plaies de la guerre à peine terminée s’effaçaient et la foi en l’avenir revenaient dans les cœurs.
Le Chevalier et conseiller municipal von Fzentch offrait depuis sept semaines le gîte et le couvert à Heinrich Stunk. Ce dernier s’en voulait d’être obligé par son ami. Mais s’il refusait ses largesses, il savait qu’il risquait de le froisser. Enfin, il l’avait mis dans le secret : le Chevalier connaissait désormais Peter Bücker et son terrible destin. Il avait également pu relier plusieurs évènements dont il avait déjà connaissance notamment le procès de la sorcière qui avait péri sur un bûcher quinze années plus tôt·. Cette histoire avait passionné von Fzentch et son sang n’avait fait qu’un tour : avec la permission d’Heinrich, il en faisait une affaire personnelle.
Espérant trouver un signe d’une invasion imminente, Heinrich se tenait autant que possible au fait de l’activité des brigands et des opérations armées dans le vaste Empire. Il se rendait tous les matins au terminus de la ligne de sémaphores qui reliaient depuis l’année dernière Altdorf à Nuln. Là, grâce au laissez-passer que lui avait procuré le Chevalier, il pouvait consulter les messages arrivants. Le médecin avait été particulièrement enthousiasmé par le fonctionnement presque organique de ces appareils. Il reconnaissait là la marque d’un grand génie et le signe évident du progrès en marche.
Même si le soleil et son activité lui avait redonné le goût à la vie, il passait fréquemment ses après-midi au couvent de Shallya de l’Altstadt où il pouvait aider les sœurs tout en visitant la tombe de sa femme. En fait, il espérait sans trop y croire être à nouveau le témoin d’un phénomène surnaturel : peut-être la Mère Supérieure pourrait-elle apparaître à nouveau et lui donner des informations car il ignorait encore quels pouvaient bien être les « deux nouveaux soutiens qui partageaient sa quête » dont elle avait parlé la première fois.
Il était repassé au 25 Herbertstrasse où était sise son ancienne demeure. L’incendie l’avait détruite comme une bonne partie du quartier. Elle avait été entièrement reconstruite, il ne l’avait reconnu qu’à son emplacement. La façade partiellement effondrée avait été largement reprise. Les pierres de taille qui faisait le charme de son ancienne demeure avait disparu au deuxième étage. Le bois dominait à présent et les traverses apparentes faisaient désormais un peu penser au style du Reikland**.
Des images de l’incendie lui revinrent en mémoire. Il courrait vers sa demeure au milieu de scènes de panique. La chaleur due aux flammes était insoutenable. Lorsqu’il arriva, la maison était déjà perdue : la toiture s’était effondrée sur la fournaise. Ce n’est qu’après plusieurs jours d’une attente terrible, toujours sans nouvelle de son épouse et de son vieux domestique qu’il commença à fouiller les décombres avec les gens du quartier. L’angoisse l’avait hébété : deux jours durant, il avait sillonné la ville rue par rue à leur recherche, incapable de rien faire d’autre. Tant de gens aurait alors eu besoin d’un médecin… Deux corps carbonisés furent arrachés aux cendres. Il n’identifia son épouse qu’aux restes d’un pendentif en argent fondu. De la semaine qui avait suivi, il ne se souvenait plus de rien. Frida lui avait raconté qu’un voisin avait récupéré son coffre-fort. Ce dernier, magiquement clos et virtuellement indestructible contenait sa fortune. Depuis, il n’avait pas le courage de faire reconstruire. La demeure appartenait désormais à un notable, un commerçant, croyait-il savoir.
Raviver de tels souvenir leur causer un trouble immense. Il éviterait désormais l’Herbertstrasse autant que possible.
De son coté, Von Fzentch, grâce à sa fonction, avait accès aux courriers venant du Wissenland, du Suddenland, d’Averland et plus exceptionnellement de l’extrême Est ou du Nord de l’Empire. Le Chevalier avait coutume de répéter à Heinrich : « S’ils attaquent la Ligue Ostermark, on aura de leurs nouvelles que si Bechafen ou Waldenhof tombe ! »
C’était un peu ce que craignait Heinrich. Ils risquaient de voir débouler aux portes de Nuln une horde trop importante pour qu’ils puissent espérer l’arrêter. D’un autre coté, comme le temps passait sans nouvelle, il se demandait s’il n’avait pas été dupé. Le Suddenland déclarait bien une activité de gobelins, le Reikland avait entamé une grande opération armée pour débusquer les brigands de ses forêts et le Middenland disait subir une recrudescence de raids d’hommes-bêtes mais rien de tout cela, ne semblait vraiment significatif.
Heinrich songeait depuis un moment déjà à se rendre à Altdorf où il espérait avoir de meilleures informations sur l’état de l’Empire, lorsqu’un message arriva par sémaphore de la ville de Kemperbad située à l’intersection du Reik et de la rivière Stir : la route et la voie fluviale vers Wurtbad était coupée par une importante activité d’hommes-bêtes et plusieurs localités étaient inaccessibles. Sans perdre un instant, il courut trouver le chevalier qui à cette heure-ci était encore au lit.
« Ca y est, Chevalier ! C’est sûrement eux ! »
Il déboula dans la chambre bousculant le domestique qui lui barrait le passage. Il réveilla en sursaut les endormis:
« Hein ! On mobilise ? Nuln est attaquée ?
- Heu… excusez-moi, je ne savais pas que vous… Mes… Mes hommages, Mademoiselle…
Heinrich se retira tout penaud dans le petit salon attenant à la chambre. Il fit signe au domestique goguenard de disparaître. Von Fzentch n’était, en effet, pas seul dans sa couche… Le Chevalier l’interpella à travers la cloison :
« Attendez ! Si l’Empire est en flammes, il faut que je sache !
Il parut en chemise de nuit sa ceinture et l’étui de son fleuret à la main :
« Et bien ? Je vous écoute, docteur.
- C’est arrivé ce matin au sémaphore : Kemperbad déclare un activité importante d’hommes-bêtes. L’accès à Wurtbad est coupé par la route et par le Stir.
- Et c’est eux ? Les disciples de… heu…
- Peter Bücker. C’est la plus grosse activité recensée depuis deux mois… Je pense que c’est eux.
- Il faudrait vérifier tout de même…
- On verra bien une fois sur place.
- Nuln ne va pas envoyer son armée au Stirland pour trois bandits.
- Bien sûr. Cependant nous pourrions toujours renforcer la garnison de Kemperbad. Et puis, sauf votre respect, trois bandits ne peuvent pas bloquer le Stir.
Von Fzentch bailla ostensiblement et grommela en s’asseyant dans un grand canapé.
« Mouais… Maudits soient les lève-tôt. »
Heinrich aperçut un visage apparaître dans l’embrasure de la porte menant à la chambre du Chevalier. Une petite voix s’éleva :
« La ville brûle encore ?
- Non, rassurez-vous… Pas encore…
Elle apparut toute entière pieds nus et bien peu vêtue. Heinrich lui donna autour seize ans.
« Est-ce que Monsieur n’a plus besoin de mes services ?
- Tiens, Barberine. Non, tu peux t’en aller. Va dire à Jérôme de me porter le petit déjeuner.
- Bien, Monsieur.
La soubrette salua et disparut avec empressement.
« Tu vois, mon vieil Heinrich, si tu devais sortir de ton austère veuvage, je te conseillerai cette petite. Je lui ai promis une part d’héritage si elle arrivait à me crever au lit ! »
Son rire fit grimacer Heinrich qui renvoya la pique.
« Vous lui léguerez vos dettes ? Vous êtes encore pire escroc que je croyais !
- Chut… Pas si fort, vieux sagouin !
- Mais revenons à ce qui nous occupe. Si vous refusez de m’aider, j’irais seul à Kemperbad où je trouverais sûrement l’aide qu’il me faut.
- Voilà, le chantage à l’amitié maintenant… Laissez-moi le temps de m’habiller et de trouver une escorte et je suis à vous.
- Haha. Parfait Chevalier ! Je vous attends en début d’après-midi au guet de la porte Nord. Et ne dites pas que votre vieille blessure vous fait souffrir, je ne vous croirez pas !
- Ah ! Tu veux me tuer !
Devant un tel théâtre, Heinrich s’en alla sans répondre.
* * *
En ce début d’après-midi, la porte Nord voyait défiler les paysans et les marchands revenant du marché du matin. Devant l’embouteillage de charrettes, de bétails, de mulets et de piétons, les gardes de la ville avaient renoncé à fouiller systématiquement les passants. Seuls quelques suspects, déterminés en fonction de leur fortune supposée et de leur aspect étranger étaient arrêtés. Ils se tiraient généralement de ces tracasseries en payant une somme aux soldats. C’était précisément ce que ces derniers attendaient…
Depuis deux heures, Heinrich observait ce manège d’un œil indifférent, lorsqu’il vit arriver Jérôme, le domestique de Von Fzentch, qui semblait le chercher. Il le héla. Celui-ci l’informa que son maître l’attendait sur les quais Sud du Reik et l’invitait à le suivre jusqu’à lui. De mauvaise grâce, le médecin obtempéra. Qu’avait encore inventé le Chevalier ? Il avait sûrement dans l’idée de prendre une péniche, ce qui, Heinrich devait le reconnaître, était sûrement presque qu’aussi rapide et surtout beaucoup moins fatiguant que le cheval.
Effectivement, ils arrivèrent bientôt sur les quais encombrés de dockers et de toute sorte de marchandises.
« Ah, docteur ! Vous voici enfin ! Je commençais à m’impatienter.
- Et moi donc…
Le Chevalier ne releva pas son trait d’humeur.
« La Marieke part pour Marienburg et il restait de la place à son bord, il eut été dommage de ne point en profiter.
- Et ils nous déposeront à Kemperbad ?
- Tout à fait. Tout est arrangé avec le capitaine.
- Et vous avez trouvé des hommes ?
- Mon cher, vous m’avez laissé si peu de temps que j’ai dû mobiliser mes gens. Ils sont là.
Heinrich suivit son geste et vit une petite troupe d’une demi-douzaine d’hommes d’armes en cuirasse. Un individu de forte stature protégé d’une cotte de maille intégrale semblait commander le groupe. Heinrich interrogea le Chevalier :
« Qui est-ce ?
- Un estalien que j’ai embauché il y a deux jours. On le dit fine lame. C’est que je n’ai plus l’âge à me battre contre les cocus…
- Mais vous avez encore celui de trousser leurs femmes…
- Je préfère feindre la surdité que de vous en demander raison, mon ami…
Depuis ce matin, Heinrich se demandait si le Chevalier était vraiment l’homme de la situation comme il l’avait cru au début. Enfin, son influence pouvait toujours servir.
* * *
Au grand dam d’Heinrich, la péniche ne quitta le quai que dans la soirée. Mille autres excellentes raisons la retinrent à quai.
Le Chevalier s’agitait avec le capitaine et la conversation de ses gens d’armes se révéla vite fastidieuse. Cette inactivité forcée et l’observation des flots terreux du Reik le faisait s’interroger sur la nécessité réelle qu’il y avait de courir au devant du danger. L’Empire ne serait pas plus ou moins fort grâce à lui. La route vers Würtbad serait tôt ou tard dégagé à grand renfort de troupes avec ou sans l’aide d’un vieux médecin. L’Empereur ne pouvait pas laisser couper une route commerciale vitale vers l’Est. Mobilisant ses maigres connaissances géographiques, il songea alors que la rivière Stir faisait parfois plus de cent pas de large : comment pouvaient-ils interdire le passage de péniches ? Ce n’est pas avec des flèches ou même des barques que l’on bloque un tel cours d’eau. De plus, il n’y avait pas de pont sur la Stir avant Würtbad. Il frissonna :
« Des machines de guerre, ils ont des machines de guerre… »
Ou des sorciers puissants… En son temps, il avait touché de près la magie élémentale ou élémentaire. Il se souvenait des… choses… des créatures que cette magie pouvait engendrer et il les avait vue à l’œuvre, invulnérables qu’elles étaient aux armes conventionnelles. Rien de tout cela n’existait dans la magie institutionnalisée des Collèges.
En plus de sa pratique de médecin, il s’était un temps piqué d’alchimie et il payait alors sa cotisation à la Guilde des Alchimistes d’Altdorf, une émanation du Collège d’Or – un ramassis d’imbéciles prétentieux juste bon à inventer des attrape-nigauds. Il avait été surpris d’apprendre, à l’époque où il était bien naïf que les sorts d’illusions étaient les plus précieux alliés des sorciers dorés… L’alchimie était un science neuve : rien n’était su encore. Malgré qu’il fut alors au courant des derniers travaux –où il était question d’air fongique-, la transformation des métaux vils en métaux nobles n’était qu’une chimère à cours terme.
Les Collèges ne détestaient rien plus que les sorciers non-affilés. Mais il n’était cependant pas étonné que personne ne fut dépêcher pour enquêter sur la disparition d’un alchimiste amateur, fut-il médecin renommé. L’immense empire est plein d’innombrables cachettes et de sombres forets. Par contre, il n’avait officiellement plus le droit aujourd’hui d’utiliser ce qu’il savait de magie. S’il le faisait, les officiels pouvait lui demander de prouver son affiliation et même l’emprisonner s’il était incapable de la justifier.
Pour se distraire, en attendant que l’on veulent bien appareiller, il tenta d’observer les flux magiques. Ses connaissances ne lui permettaient d’observer que les courants denses et pesants s’infiltrant dans le sol de son domaine. En se tournant vers le quai, il constata qu’il y avait un confrère doré mais bien plus puissant : la magie créait un halot doré autour de lui. Richement vêtu, il conversait vivement avec un individu de son rang : un commerçant, sans doute. Ces derniers aiment s’entourer de tels sorciers.
Enfin, il sentit la péniche bouger. Von Fzentch se dirigeait vers lui.
« Et voilà. Sus à l’ennemi !»
* * *
Portée par le courant, la péniche arriva le lendemain matin à Kemperbad·. Heinrich n’avait pu fermer l’œil de la nuit entre le clapotis du fleuve, le bruit des chevaux sur le pont et l’interminable partie de cartes des gens du chevalier. Et le soleil se levait tôt. Il devait cependant admettre que ce moyen de transport était beaucoup plus rapide que le cheval ou la diligence d’autant plus qu’ils n’avaient qu’à suivre le courant du fleuve.
De loin, Kemperbad, la ville du Conseil des Treize, perchée sur une falaise plongeant dans le Reik, semblait les observer, impassible. Cette ville était divisée en deux par le Stir perçant la falaise au-dessus duquel était jeté un pont de cordes. Un ingénieux système de quatre écluses permettait remonter la rivière qui restait dangereuse jusqu’à l’intersection de la rivière Narn cent cinquante kilomètres en amont.
A mesure qu’ils s’approchaient, l’agitation des quais au pied de la falaise devenait visible. Une demi-douzaine de péniches attendaient au port fluvial de Kemperbad. Sur les quais s’amoncelait la marchandise de celles qui n’avaient pu attendre ou se détourner : tonneaux, caisses et sacs de grains parmi lesquels s’agitaient des dockers et un nombre inhabituel de gens d’armes. Les monte-charges s’activaient frénétiquement. A peine franchi la planche branlante qui faisait office de passerelle, Heinrich Stunk fut assailli de nouvelles. Le port en bruissait littéralement : « ils » arrivaient. « Ils » n’étaient qu’à quelques jours d’ici « Ils » tuaient, brûlaient, pillaient, violaient. La panique était palpable. Les villages alentours semblaient avoir été évacués et la ville était remplie de familles entières qui n’avait pas mieux qu’un encadrement de porte ou une grange pour se loger. Naturellement, les auberges étaient pleines et louaient un coin de pailles dans leurs écuries à prix d’or.
Ils n’eurent aucune peine à trouver le centre de toute cette agitation : la place principale de la rive Nord. Là, la cohue était encore plus dense qu’ailleurs. Ils suivirent le chevalier qui avait prit d’instinct et de rang la direction du groupe. Grâce à son autorité, il n’eut aucun mal à se faire conduire devant le Feldmarshall local, plus ou moins responsable du désordre du dehors. L’homme était âgé d’environ quarante ans, presque chauve et la bedaine honnête, le menton effacé. Son aspect général soigné contrastait avec le désordre du bureau. Von Fzentch et Stunk avait été annoncés comme des plénipotentiaires nulnois. Ils n’avaient rien fait pour rectifier le malentendu… Les salutations furent abrégées au-delà du minimum :
« Vous êtes de Nuln ? Où sont les canons ? Et les piquiers ?
- La situation est-elle si grave ?
- Si elle est grave ? Vous n’êtes pas passés par les rues ? Les bouseux des environs affluent ici plutôt qu’à Stockhausen ou Berghof parce qu’ils s’y pensent plus en sécurité et … ils nous gênent ! Les Conseillers Municipaux ont tenté de les faire jeter dehors mais nous avons frôlé l’émeute. Le peuple veut réquisitionner les maisons de commerçants et des nobles pour s’y loger et je n’ai pas assez de gardes pour les défendre toute ! Tenez on m’annonçait tout à l’heure que les portes du Conseiller Konfilt avait été forcée et que sa maison et envahit par la racaille…
- Mais…. Et les hommes-bêtes ?
- Comme si nous avions besoin eux ! Nous enrôlons à tour de bras mais on manque de piques et d’armes de hast. Et comment faire confiance à ces… ces… gueux ? Ils tourneront les talons à la première escarmouche.
- Préparez-vous un siège ? Kemperbad est fortifiée et il y a sur les quais moult réserves de victuailles…
- Un siège ? Mais vous n’y pensez pas ! Nous n’armons pas ces malandrins pour les garder en ville ! Sigmar sait ce qu’ils pourraient y faire !
Heinrich intervint :
- Vous avez donc commencé une sortie ?
- Oui si l’on veut. On rassemble les hommes armés et valides à la ferme Mundtot à deux lieues d’ici à Nord-Est. Mais là-bas aussi il faut les encadrer ! Voyez, Messieurs, que nous avons désespérément besoin de l’aide de la Comtesse de Nuln !
Le chevalier reprit :
- Soyez sûr que je vais faire mon possible pour l’obtenir. Nous allons nous rendre la ferme Mundtot. Qui commande là-bas ?
- Le Conseiller von Schenken. Mais si je peux vous commander, rendez-vous plutôt au sémaphore et exposez la Comtesse notre détresse…
- Nous n’y manquerons pas, croyez bien. Et comment bloquez-vous le Stir ?
- Il est inutile de le bloquer. Vous l’ignorez peut-être mais d’ici à la rivière Narn, le Stir est prisonnier de falaises et son courant est assez fort. Un bateau de patrouille qui le remontait a été assailli, il y a deux jours à quinze lieues d’ici.
L’homme s’approcha d’une carte approximative de la région accrochée au mur. Les Collines Stériles y occupaient largement le coté Est. Le Feldmarshall les désigna du doigt. Heinrich remarqua ses mains manucurées chargées de bagues. L’homme était tout sauf un militaire.
« C’est certainement de là qu’ils viennent. »
Son doigt poursuivit sa course vers le Sud.
« Ils ont brûlé Baldig, Nennwert et des fermes dans cette région…»
Son doigt obliqua vers l’Est et suivi un trait qui représentait le rivière Stir.
« Et nous n’avons pas de nouvelles des écluses des Doubles Chutes à l’intersection du Narn et du Stir. »
Von Fzentch opina du chef gravement.
Le Feldmarshall finit par les éconduire poliment en réitérer sa demande de renfort nulnois. Ils sortirent et retrouvèrent leur escorte qui gardait leurs montures.
Ils restaient cependant dans l’incertitude qu’au nombre et à la nature exacte des assaillants : certains parlaient de mutants sortis des forêts, d’autres de puissants mages, appuyés de morts qui marchent ou de monstres venant des Collines Stériles. Un autre jurait avoir entendu quelqu’un parler de nains et un autre de gobelinoïdes. Cela n’étonnait qu’à moitié le Chevalier :
« L’engeance maudite fait toujours cause commune contre la civilisation ! Vivement que nous les ayons en face : on saura alors à quoi s’en tenir ! Et une heure plus tard, nous compterons les cadavres !»
De sa main, il embrocha des ennemis imaginaires.
* * *
La petite bande quitta la petite ville surpeuplée. Ils se dirigèrent vers la ferme qu’avait indiqué le Feldmarshall. Hors des murs la campagne semblait complètement vide : champs et fermes paraissaient à l’abandon.
Chemin faisant, Stunk interrogea Von Fzentch sur les effectifs qu’était capable actuellement de mobiliser Kemperbad : le chevalier, toujours doctement renseigné sur la chose militaire parla de trentaine hommes entraînés et d’un bon demi millier d’ersatzsolders* et de landesturms**.
« Vous n’êtes pas allé au sémaphore, Ritter ? ajouta Heinrich.
- Si vous étiez comme moi, dans les petits secrets, vous sauriez, mon cher, que Nuln a dû réduire le corps de ces troupes professionnelles de moitié. La reconstruction a endetté la ville pour au moins un quart de siècle, un cinquième des propriétés sont hypothéqués chez des prêteurs Marienbourgers et la maison von Liebevitz croule sous les déficits à cause de la générosité de notre bien-aimée Comtesse. De plus, je me suis fait l’avocat de l’austérité au Conseil Municipal. De quoi aurais-je l’air si je demandais une opération extérieure ?
- Tout de même, le danger est bien réel. Il me semble que vous prenez un peu à la légère. Vous, tout comme ce Feldmarshall…
- Mon bon docteur, vous n’avez jamais été militaire. La guerre n’est jamais qu’un immense bazar auquel l’Histoire se charge de donner un sens.
- C’est bien le moment de philosopher... Que comptez-vous faire ?
- Nous allons examiner les troupes de ce Monsieur von Schenken et éventuellement lui prêter notre concours.
- Eventuellement ?
- Il serait dommage que nous nous fissions massacrer pour rien s’il apparaît que ce feldmarshall a honteusement sous-estimé les effectifs nécessaire pour écraser l’inconvénient. Vous ne pensez pas ? De plus nous ignorons encore s’ils s’agit bien des serviteurs de votre ancien compagnon.
La route, très mal entretenue, longeait à présent la rivière Stir dont les flots tumultueux mugissaient quinze mètres en contrebas. Les ornières étaient encore emplies de l’eau de la dernière averse. Même pour un citadin comme Heinrich, il paraissait évidement qu’une troupe fort nombreuse les avait précédé : le sol était labouré de marques de pas, de sabot de chevaux et de roues de charrettes.
Au détour d’un virage, ils tombèrent nez à nez avec une troupe d’une quinzaine de va-nu-pieds armés en tout et pour tout d’épieux de bois à la pointe durcie au feu et d’outils agricoles. L’un d’autre eux, légèrement mieux équipé que les autres, sans doute le chef – sa veste et son bonnet de cuir l’attestait – les interpella :
« Holà, messires. Qui va là ? »
Il s’avança vers les cavaliers et leur troupe. Von Frentch répondit :
« Nous sommes des renforts pour Herr von Schenken. Est-ce encore loin la ferme Mundtot, sergent ? »
Le sergent les jaugea un moment du regard puis décida de laisser passer
« Point du tout, messire, à trois tournants d’ici. Vous pouvez pas vous tromper. »
Il parut à Heinrich que ces paysans ne semblaient pas enchantés de jouer aux soldats. Leur tension nerveuse était perceptible. Il soupira songeant à l’armée qui les attendaient non loin.
* * *
Etrangement silencieuse, même la forêt leur semblait hostile. Les animaux se faisaient rares. Régulièrement, les ronces et les branches paraissaient mues de la volonté d’entraver leur avance. L’air était chargé de vents magiques.
Progressant à couvert des bois, elles avaient atteint les abords de la ferme Mundtöt où des soldats impériaux se rassemblaient pour faire face aux hommes-bêtes. Leur plan était de leur soutenir au moment de l’affrontement décisif mais des éclaireurs humains avaient à plusieurs reprises faillit les découvrir.
Anita grelotta. Habituée à écouter son corps, elle se sentait épuisée. Voilà des semaines qu’elles n’avaient pas fait un vrai repas. Sa toge était réduite en lambeaux. L’élémentaliste tira de sa sacoche une feuille qu’elle mâcha un moment. La substance stimulante la revivifia à défaut de remplir son estomac.
Elle regarda Gretel. Son ancienne discipline, toujours nue, n’avait plus que la peau sur les os. Elle refusait d’absorber toute nourriture depuis plusieurs jours. Assise en tailleur, ses yeux dans le vague brillaient étrangement. Elle semblait dans un perpétuel dialogue intérieur. En plus de son inanition alarmante, Anita craignait pour sa santé mentale. La Viydagg paraissait phagocyter son esprit. Gretel ne communiquait plus, vaincre le Chaos était désormais son unique obsession, l’unique obsession de la Viydagg. Elle entendait et voyait des choses qu’elle seule pouvait percevoir. Anita aurait bien pu la laisser seule qu’elle ne s’en serait même pas aperçue. Pourtant, elle restait à ces cotés.
S’éloignant un peu, Anita choisit un arbre facile à escalader et en quelques mouvements elle s’éleva suffisamment pour apercevoir les campements des impériaux. Ces derniers avaient vaguement tenté de construire de petits ouvrages défensifs en s’appuyant sur les reliefs existants du terrain. Ils étaient nombreux, plus d’une centaine avec des chevaux. Des renforts continuaient d’arriver. Selon ces propres reconnaissances, les hommes-bêtes n’étaient qu’à un jour ou deux d’ici. La bataille n’allait pas tarder.
* * *
La matinée avait été pluvieuse. Un crachin persistant mouillait jusqu’aux os. Il devait être autour de midi.
Totalement hermétique à l’excitation des slaangors qui l’entourait, le vieux chaman homme-bête soupira en examinant les lignes impériales. Durant sa longue vie, il s’était déjà trouvé à plusieurs reprise face aux armées de l’Empire humain. Il ne pouvait s’empêcher d’admirer l’efficacité de ses troupes nombreuses et disciplinés.
Lors de ses méditations, il avait détecté depuis peu une puissante force qui s’opposait à eux et qui luttait avec Fol’iog’gdailrh, leur sponsor démon. Cette puissance était à présent toute proche mais il était incapable de la localiser.
Quelques mètres sur sa gauche, Feetgave semblait satisfaite, visiblement à moitié ivre, elle plaisantait avec son amant Sergio. Ghurhan'ch lui avait caché les cauchemars qu’il avait fait la vielle. Celui qu’ils appelaient l’Elu devait savoir ce qu’il faisait.
Son cœur s’emballa lorsqu’il distingua deux auras magiques dans les bois sur la droite : l’une d’entre elles était pleine de haine et suffisamment puissante pour balayer son esprit comme un fétu de paille. La peur l’envahit. Il se tourna vers Feetgave qui brandissait sa lame d’extase.
Il fallait battre en retraite, immédiatement. Ils ne pouvaient espérer l’emporter face à une créature majeure du pays des flux.
Mais il était trop tard ! La bataille était engagée. Les humains avançaient déjà et les hommes-bêtes chargeaient.
A moins que Fol’iog’gdailrh ne daigne apparaître en personne, ils étaient perdus.
Ghurhan'ch se résigna à mourir. Il récita consciencieusement les sorts qu’il avait préparé. Une rangée de cavaliers squelettes se matérialisa.
* * *
Perdus dans l’immensité mouvante, brillante et sombre à la fois, deux tourbillons d’étoiles tentaient de s’annihiler mutuellement.
A la fois dans le warp et dans l’espace réel, la Viydagg combattait son antithèse. Elle la combattait avec une haine folle et destructrice, une haine éternelle. Cette jeune puissance du Chaos n’avait aucune chance contre elle, antique esprit de l’Ordre. D’ailleurs, son adversaire, Fol’iog’gdailrh, fléchissait. Sa prise sur le monde réel s’affaiblissait à mesure que ses serviteurs mortels étaient défaits.
La Viydagg savait que l’apparence de son avatar – une belle jeune femme vêtue d’une robe tombante ruisselante de fleurs – était trompeuse. Les humains de ce monde l’appelaient par erreur «élémental de vie». Ce fut en cultivant cette ambiguïté qu’une jeune fille nommée Gretel lui avait ouvert son esprit. Mais elle n’était pas la vie. Elle la haïssait, particulièrement celle de ces humains si lunatiques, si puérils, preuve, s’il en fallait une de leur ascendance chaotique.
Tout en brisant d’un souffle une rangée de démons mineurs que son adversaire lui envoyait, une fraction de son esprit se tourna vers l’être qu’elle possédait. Sous influence, le corps affaibli de la jeune femme se battait parce qu’elle le lui ordonnait mais son âme était déchirée de tristesse et d’inquiétude. La Viydagg la sonda pour en déterminer la cause.
L’élémentaliste Anita était à terre, inerte. Une toute petite étincelle vacillait dans le warp.