Duchesse se réveilla dans un sursaut brutal. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Une sueur épaisse coulait sur son front et son souffle était haletant. Elle avait l'impression que ses tempes allaient exploser.
Elle retomba sur sa couche mince – un véritable lit muni d'un oreiller eut été un luxe petit-bourgeois décadent qu'elle se refusait – et reprit peu à peu ses esprits.
Chaque nuit passée depuis son retour de la mine de negromnium étaient hantée par d'abominables cauchemars – toujours les mêmes. Elle revoyait en songe la noirceur des griffes de l'enfer qui avaient tenté de s'emparer d'elle et de ses malheureux compagnons alors qu'elle fuyait dans les ténèbres des galeries pour leur échapper. Chaque nuit résonnaient dans son esprit les voix malicieuses qui avaient alors pénétré les tréfonds de son âme, susurrant de terribles secrets interdits et d'affreuses prophéties chargées d'une malévolance plus ancienne que l'univers lui-même. Ses oreilles bourdonnantes résonnaient encore des rugissements atroces échappées des gorges de tous les démons de l'enfer.
"Laaaa pooooooooooorte, merde !"
"Hé c'est quoi ce courant d'air ?"
"On chauffe pas le dehors !"
Pas de sucre dans le café. Le sucre est un luxe petit-bourgeois décadent et d'ailleurs il est rationné, comme le café. Duchesse tournait pensivement sa petite cuillère dans son bol d'eau chaude, tentant de dissiper le souvenir du cauchemar de la nuit. L'enseigne qu'elle avait fait quérir venait d'entrer dans la pièce.
"Mes hommages Duchesse."
"Mmmh."
Les yeux de Duchesse se posèrent distraitement sur le dos de sa main gauche. Il était incrusté de profondes marques rouges formant un motif chaotique et cabalistique. Elle lâcha sa cuillère de stupéfaction.
"AAAAH, c'est horrible, je suis marqué du sceau du démon, je suis damnée !"
"Euh, non Duchesse, c'est la marque des plis de votre chemisier. Vous vous êtes encore endormie toute habillée. Si je puis me permettre, vous devriez travailler un peu moins et vous reposer."
"Ah bon ?"
"Duchesse, je vous apporte le rapport de nos espions envoyés dans la jungle radioactive ; conformément à vos instructions, ils sont entrés en contact avec les zookoos puis se sont enfoncés dans la jungle jusqu'au delta du fleuve Glouglou."
"Combien de survivants à l'expédition ?"
"Un seul. Après rédaction de son rapport détaillé, la procédure habituelle a été scrupuleusement respectée : il a été décoré de l'ordre du mérite de la fédération neosov, puis immédiatement déchu de ce titre et enfin expédié au goulag pour haute trahison. La facture de son billet de train a été envoyé à la famille."
"Bien. Le rapport ?"
"Le delta du fleuve Glouglou semble être occupé par des créatures mutantes extrêmement dangereuses dont certaines d'origine humaine. Elles révèrent toutes un monstre mutant qu'ils désignent sous le nom de dieu-crocodile. Leurs légendes affirment que le dieu-crocodile les mènera un jour vers la lumière de la victoire finale ultime définitive absolue et qu'ils régneront sur l'univers après avoir remporté le grand tournoi intergalactique."
Duchesse haussa les épaules et entreprit de couper une tartine de pain très mince – le pain aussi était rationné.
"Il faudra bien un jour où l'autre que la Révolution apporte le progrès et la liberté jusque dans ces contrées sauvages pour libérer ces malheureux de la tyrannie de ces vieux mythes bigots. Le grand championnat intergalactique ! Je voudrais voir ce... dieu-crocodile le remporter."
"Duchesse, notre espion est formel. Le dieu-crocodile possède la dernière Louisville Slugger Greatest Hitters Series One Di Maggio."
La tartine de pain rationnée glissa des doigts de Duchesse.