Hop, petite nouvelle du jeudi :
'N'y voyez rien de personnel.' de Greg D. Smith, in 'Containment protocol : a Deadzone Anthology' (2014).
Petr pressa la sonnette. Il ne put s'empêcher de devenir nerveux quand l'intercom s'alluma et que la réponse impatiente du Directeur Vastock se fit entendre.
'Ivenslavic, vous avez certainement une excellente raison pour me déranger, j'imagine ?'
Même désincarnée dans des haut-parleurs, la voix n'avait rien perdu de son autorité ni de son arrogance. Petr tressaillit comme s'il venait de recevoir une gifle.
'Ou...oui, Monsieur. Je suis terriblement désolé mais vous m'avez dit que vous souhaitiez être mis au courant imm...'
'Arrêtez vos simagrées et venez-en aux faits, Ivenslavic. Je n'ai pas toute la journée !'
La porte s'ouvrit et Petr se dépêcha d'entrer, gardant l'enveloppe tout contre lui comme s'il s'agissait d'un bouclier. Le bureau était immense. La surface de la pièce aurait pu accueillir la totalité du logement de Petr. Les murs étaient dénués de la moindre peinture ou d'un quelconque élément de décoration et aucun tapis ne couvrait le sol. Toutes les surfaces étaient d'un noir onyx qui reflétait la lumière comme des miroirs. Vastock trônait derrière un bureau pourvu d'un écran immense où les données défilaient en continu : le directeur avait à portée de main toutes les informations concernant les affaires de Sun Fe dans l'ensemble du GCPS.
Petr chemina à pas prudents sur les dalles noires avant de s'arrêter devant le bureau et d'attendre debout. Vastock était occupé à parcourir les données d'importations, ses doigts faisaient d'habiles mouvements alors qu'il examinait une entrée puis la suivante. Petr observa le plus grand silence pendant plusieurs minutes. Il commença à penser que Vastock avait oublié sa présence (cela s'était déjà produit par le passé) et il décida de se risquer à attirer son attention en toussant.
'Etes-vous mourant, Ivenslavic ?' La question claqua comme un coup de feu dans le silence de la pièce. Petr ne put s'empêcher de sursauter. Il fit un pas vers le bureau et tendit l'enveloppe, en s'efforçant de maîtriser le ton de sa voix autant que possible tout en donnant les nouvelles.
'Il semble qu'il y ait eu un problème sur le site de Nexus Psi, Monsieur. Nous avons perdu le contact et toutes les données de la planète ont été apparemment supprimées de NaviCorp.'
Vastock redressa subitement la tête avant de clouer Petr sur place d'un regard peu amène.
'Quand ça ?'
'Il s'est écoulée environ une heure et trente-sept minutes depuis la dernière transmission, Monsieur.'
Il y eut une pause pénible tout le temps que Vastock resta assis à regarder fixement Petr. La sourde colère qui irradiait de l'homme générait une aura presque palpable.
'Dites-moi, Ivenslavic, quand je vous ai dit 'prévenez-moi immédiatement si nous perdons le contact avec n'importe laquelle de nos opérations dans la cinquième sphère', en quoi ai-je manqué de clarté ?'
'Monsieur, les données étaient...'
'Épargnez-moi vos excuses', Vastock les éventa d'un revers de main. 'Nous n'avons pas de temps à perdre. Quelle était la dernière transmission en provenance du site ?'
Petr tendit le pli vers le directeur.
'C'est une transcription de la dernière transmission, monsieur.'
Vastock lui arracha l'objet des mains et il l'ouvrit. Son regard fit des allers et retours tandis qu'il prenait connaissance de la page. Il arrêta sa lecture dès qu'il tomba sur les mots qu'il espérait découvrir.
Monstres.
Infection.
Voilà l'opportunité qu'il avait attendu depuis si longtemps. Ces cinq années passées à implanter des petites stations de recherche inutiles sur tous les tas de boue isolés de la cinquième sphère avait enfin fini par payer.
'Très bien, Ivenslavic, merci pour ces nouvelles bien tardives.'
Il fit apparaître une nouvelle fenêtre sur son bureau et il commença à taper une série de codes de sécurité pour envoyer un message sur un canal crypté. Il lui fallait agir vite ou l'opportunité n'en serait plus une.
'Dites-moi Ivenslavic, avez-vous poursuivi vos études de xénologie ?'
Petr fut surpris. Il ne voyait pas le lien entre cette question et la situation présente. Vastock soupira...il était tellement difficile de travailler avec des médiocres. Il oubliait souvent à quel point les personnes ordinaires pouvaient se montrer lentes. Le fossé qui séparait les humains normaux de Danislaus Vastock était aussi grand que celui qui s'étendait entre l'homo sapiens moyen et un orque.
'Les Maraudeurs, Ivenslavic. La mission spéciale que je vous ai confiée. Avez-vous progressé dans vos études, oui ou non ?'
'Oui, Monsieur, pendant les six derniers mois. Je suis désormais bien au fait de leurs dialectes, de leurs traditions et des us sociaux des mercenaires Orques, tout comme leurs hab...'
'Je me moque des détails : un simple oui me suffira. C'est votre jour de chance, aujourd'hui, Ivenslavic. Aujourd'hui, vous allez pouvoir mettre à profit vos talents dans l'intérêt de la Corporation Sun Fe. Si vous vous en sortez bien, une belle promotion vous attend.'
Petr ne dit rien pendant plusieurs secondes, les sourcils froncés et la bouche sèche alors que son cerveau tentait désespérément de trouver la partie de la conversation qu'il avait bien pu louper.
'Ce sera tout, Ivenslavic. Vous recevrez des instructions supplémentaires le moment venu.'
***
'Et c'est le BUUUUUUUUUT !'
Petr tressaillit quand les enceintes rouillées relayèrent les braillements du commentateur dans tout le bar. Distrait par la retransmission crachotante, il bouscula un des clients. Il recula, les mains levées en signe d'apaisement. La brute énorme ne lui accorda même pas un regard avant de reprendre sa conversation. Il toussa. L'épaisse fumée du lieu irritait ses poumons. Il ne fréquentait jamais les bars et même s'il l'avait fait, il ne se serait certainement pas rendu dans ce genre de rade par choix. C'était le genre d'établissement qui organisait des parties de Dreadball sans licence : bien le dernier endroit où il serait venu de son plein gré. Même si ce bar n'avait pas été sur une planète perdue au milieu de nulle part, à la frontière de la civilisation, Petr n'aurait pas pu jurer davantage dans le décor.
Au moins, son voyage s'était déroulé sans incident. Il fallait bien que le fait d'avoir un patron aussi influent que Vastock ait quelques avantages : le trajet avait eu lieu dans un vaisseau discret, calme et luxueux. C'était maintenant que la partie se corsait, tandis qu'il se mêlait à la plèbe de la société de la Frontière : il cherchait la bande parfaite à recruter. Après pas loin de sept heures à écumer les prétendus établissements 'de standing' de ce trou à rats, il avait échoué ici, au milieu de la racaille avec laquelle même leurs semblables refusaient de s'associer. Des aliens et des pirates, des voleurs et des meurtriers. C'était vraiment sa dernière chance.
Enfin, son regard finit par trouver exactement ce qu'il cherchait et il se laissa aller à un soupir de soulagement. C'était un petit groupe d'une dizaine d'Orques, de formes et tailles variables, tous regroupés dans un coin à proximité immédiate de la fosse de Dreadball improvisée. C'était ce que les clients du cru auraient appelé 'une place de choix' : assez près pour sentir l'odeur du sang et peut-être même verser le vôtre si vous n'étiez pas prudent.
Il repensa à son entraînement.
Quand vous négociez avec des Orques, cherchez toujours le spécimen le plus petit du groupe. Ils sont appelés 'Gobelins' ou 'Avortons' . Ces créatures font preuve d'une intelligence sommaire mais qui surpasse de loin celle de leurs semblables plus imposants. C'est à elles que vous devrez adresser vos questions et vos suggestions.'
Après avoir inspiré un grand coup, il se dirigea vers eux, en s'efforçant de retenir sa respiration pour ne pas profiter du bouquet offert par les corps en sueur de tailles, formes et espèces variables sur son chemin. Perché sur un saut retourné, posté quasiment sous la table, il aurait été facile de ne pas remarquer le Gobelin. Ces petits yeux brillants, logés dans un petit visage sournois dominé par un nez crochu ne perdait rien de la scène. Ses lèvres minces semblaient figées en un rictus permanent et un petit cheerot éteint[NdT : un type de cigare, aussi appelé stogie] pendait mollement au coin de sa bouche.
La société orque est régie par des convenances très strictes. Elle repose sur les concepts de respect et d'honneur. Il ne faut jamais s'adresser directement à un orque, à moins que ce dernier ne vous y ait invité explicitement. Quand vous parlez à un orque, évitez absolument de le regarder dans les yeux en toutes circonstances. De même, ne faites aucun mouvement brusque, car ils pourraient être interprétés comme une menace. Vous ne devez en aucune circonstance tenter de répéter le langage des Orques : c'est un affront qu'ils ne tolèrent pas.'
Le groupe interrompit ses conversations pendant un moment quand il remarqua Petr. Des regards étroits le regardèrent brièvement avant de l'ignorer : Petr n'était ni une menace ni une source d'amusement et ils retournèrent à leurs affaires. Le Gobelin se fourra un long doigt dans le nez, fouillant dans la cavité avec un bel enthousiasme. Il extirpa finalement ce qu'il y cherchait avant de le gober goulument. Petr s'éclaircit la gorge.
Le gobelin leva les yeux. Petr eut alors l'impression d'être pris dans le viseur d'une arme. En essayant de rester calme, il s'employa à prendre une voix plus grave, singeant la manière de s'exprimer des travailleurs de force sur les dock, comme le lui avait recommandé son entraînement.
' Ça va ? J'ai entendu dire que votre bande cherchait du taff. J'me demandais si je pouvais causer à votre Capitaine ?'
Le gobelin ne cilla même pas et le fixa pendant de longues secondes. Derrière lui, la tablée d'orques se mit à parler de plus en plus fort. Bien qu'il ait appris leur langage, il ne comprenait pas un traître mot de ce qu'ils racontaient. La petite créature finit par lâcher un soupir avant de lui répondre, les mâchoires serrées. Le cheerot tressauta pendant toute leur conversation.
'Peut-être bien. Qu'est-ce qu'on y gagne ? T'as du pognon, j'espère ?!?' La tessiture de sa voix était surprenante : elle était aussi rauque que Petr s'y attendait mais aussi étrangement aiguë, presque une voix de fausset.
Bien que les orques ne maîtrisent pas le concept de monnaie, les mercenaires appelés 'Maraudeurs' sont particulièrement cupides. On peut souvent les mystifier avec des grands ensembles et des objets brillants.'
'Ça se pourrait bien' dit Petr en accompagnant ses propos d'un haussement d'épaule, feignant ainsi autant de nonchalance qu'il le pouvait. 'Tout dépend de ce que ta bande peut faire.
'
La réponse fit ricaner le gobelin. Un son des plus déplaisants.
'Accouche et peut-être que tu pourras causer au Cap.'
Petr regarde ostensiblement par-dessus son épaule puis en prenant des airs de conspirateur, il se pencha en avant.
'Du grabuge à la Frontière. Sur Nexus Psi. J'ai besoin d'une équipe pour arranger les choses. Du genre qui pose pas de questions.' Le gobelin se tendit à la mention du nom de la planète. Un lueur d'intérêt apparut dans son regard. Le nom ne lui était apparemment pas inconnu. Les rumeurs allaient bon train, bien sûr, et Petr lui-même ne savait pas exactement quoi en penser. Mais apparemment, le gobelin avait une opinion bien arrêtée à leurs sujets. Petr dut se forcer à conserver une expression aussi neutre que possible. Il attendait que le gobelin prenne l'initiative.
'C'est quoi ton taff et combien tu proposes ?'
Petr marqua une seconde avant de répondre.
'J'ai juste besoin que vous régliez un problème pour moi, rapidement et discrètement. La paie est bonne.'
Le gobelin l'examina pendant un moment. Petr pouvait presque entendre les rouages tourner dans sa petite cervelle de primitif.
'Reviens dans une demi-heure. Le match sera terminé et peut-être qu'à c'moment-là, le Cap voudra bien t'écouter. J'te promets rien.' Sur ce, le gobelin regarda ailleurs et entreprit de curer l'autre narine avec son long doigt crochu, sans nulle doute à la recherche d'un autre délice caché. Petr resta planté là, se sentant un peu idiot. Il avait l'impression que le gobelin venait de prendre congé mais il n'était pas dans son élément. Il attendit une minute avant tourner les talons et de sortir du bar. Il dut se faire violence pour ne pas partir en courant.
S'il n'avait pas été aussi distrait, Petr aurait sans doute remarqué les 7 paires d'yeux rouges qui le suivirent attentivement du regard jusqu'à ce qu'il sorte du bar.
***
Le bar était presque vide et la partie était depuis longtemps terminée. Il ne restait plus que les orques. Leur riche odeur corporelle rajouter des effluves de sang, de sueur et d'alcool frelaté au bouquet du lieu, déjà bien chargé.
Bringé était assis sur le sol, le dos appuyé contre le mur. Les différentes parties de son fusil soigneusement disposées devant lui sur un toile huilée, il était occupé à nettoyer le barillet avec le plus grand soin. Il nettoyait toujours son arme dans des moments pareils. Les orques avaient beau tolérer sa présence, il n'avait pas voix au chapitre dans la conversation actuelle.
L'humain était parti depuis plusieurs heures. Il avait expliqué ce qu'il attendait d'eux avec sa voix de rogomme des plus ridicules. Les gars avaient eu beaucoup de mal à garder leur sérieux pendant que le peau rose marmonnait. Ils avaient parfaitement joué leurs rôles en émettant des sons incompréhensibles entre eux comme s'ils conversaient pendant que le petit gobelin assurait la 'traduction' tout en négociant le montant du paiement final avec un discret échange de signes de la main avec le Capitaine. Le peau rose avait accepté de leur verser cinq millions de crédits sans négocier...ce qui en soi était déjà bizarre. Maintenant, les orques débattaient du travail qui leur avait été proposé. Comme d'habitude, Joe faisait son chieur. C'était probablement une des qualités pour laquelle le Capitaine le gardait dans la troupe. Bringé en était sûr. Avoir un contestataire professionnel qui s'employait à tout critiquer vous forçait à être toujours sur le qui-vive intellectuellement.
' Ce que j'aimerais bien savoir, c'est la raison pour laquelle ils ne s'en chargent pas eux-mêmes. Il n'a même pas marqué une pause quand on lui a demandé cinq millions. Soit il ment à propos de l'argent, soit il nous cache des choses. Il pourrait lever une armée avec cette somme.'
Le Cap tira une longue bouffée sur son cigare avant de répondre.
' A voir sa mise, son argent et l'endroit où il veut qu'on se rende discrètement, je dirais que c'est un type des corporations.'
Ils échangèrent tous un regard. Ca faisait sens. Un boulot pour le compte des corporations, ça supposait beaucoup de chose : de l'argent, du pouvoir et des opportunités. Cela impliquait aussi beaucoup de non-dits et de complications. Ils commencèrent à murmurer entre eux.
Le Cap s'éclaircit la gorge et tous firent silence.
'C'est simple. Ce qu'il nous demande de faire, c'est trop facile pour la somme qu'il offre. Cet idiot de shek ne nous a clairement pas tout dit. Alors on va aller sur Nexus Psi, prendre tout ce qu'on pourra trouver puis on se rendra au point de rendez-vous qu'ils ont prévu, armés et prêts à tout.'
Ils murmurèrent tous leurs assentiments. Ils savaient très bien comment les corporations fonctionnaient. Des esprits vicieux qui compliquaient toujours tout. Mais, au fond, c'était logique : quand vous étiez aussi rose et faible que des humains, comment se faire une place autrement dans la galaxie?
***
Bringé gardait ses bras contre son torse maigre. Il se frictionnait pour lutter contre le froid. Sa respiration émettait une fine brume blanche devant lui, qui flottait dans l'air glacial du pont du vaisseau. Couper tous les systèmes, ça voulait dire que leur vaisseau devenait aussi silencieux et glacial qu'un tombeau. Enfin tous...sauf le recyclage atmosphérique. Le bruit de leurs inspirations mis à part, on n'entendait que le faible bruit de la ventilation.
Le Cap était debout, une baguette à la main, en face de l'habitacle avant. Ses mains étaient crispés dessus et il fixait sans ciller l'élégant vaisseau Exécuteur dans le vide juste devant lui. En comparaison avec leur vaisseau (un ancien cotre militaire, obsolète et trapu), le vaisseau du blocus était un tueur efficace, aussi létal que beau. Il n'était pas le seul dans le secteur : il y en avait plus d'une dizaine. Ils étaient à la dérive comme ça depuis des heures maintenant. Les orques avaient effectué leur saut juste hors de la portée des senseurs des sentinelles. Ils étaient tout proches du but maintenant. Une seule pensée occupait l'esprit de Bringé : quand allait-il embarquer dans la navette et être de nouveau au chaud ?
Bringé avait toujours apprécié le statut particulier que ses compétences lui accordait au sein de l'équipage mais c'était dans des moments comme celui-là qu'il réalisait le gouffre qui le séparait d'eux. Les Orques ressentent le froid mais ils n'y prêtent aucune importance. Le confort est une considération secondaire quand ils ont une mission à accomplir. Il avait vu des Orques ignorer la perte d'un de leur membre au combat. Alors une température un peu basse n'était qu'un désagrément mineur.
Un témoin orange s'alluma sur un panneau en face du capitaine : le signal qu'ils étaient passés au travers du mince espace dans le cordon sanitaire dont l'humain leur avait certifié la présence. Bien que personne n'émit le moindre son, Bringé sentit la tension qui régnait sur le pont descendre de plusieurs crans. Le Capitaine pivota sur ses talons sans dire un mot et il fit un signe de tête à son équipage. Comme un seul orque, ils prirent leurs armes et leur paquetage avant d'aller vers la baie de lancement.
Bringé s'empara de son propre barda et les suivit. Son fusil était bien à l'abri dans sa mallette étanche, nettoyé et déjà assemblé en compagnie de son trépied, de sa lunette, des barillets de rechange et des outils d'entretien. Ses doigts auraient été rendus trop gourds à cause du froid pour l'assembler de manière approprié. De plus, il aurait bien besoin de s'occuper pendant la longue descente vers la surface.
***
Le caporal Logan s'essaya le visage du plat de la main, constatant en soupirant qu'elle était couverte de suie et de sueur immonde. Il vérifia le niveau de charge du chargeur de son fusil par réflexe. Il était plein. Cela aurait dû le rassurer mais en fait, le ravitaillement n'était pas vraiment un problème. Il avait assez de munitions, de nourriture, d'eau et de matériel médical pour des semaines. Tout était stocké dans des caisses au centre du toit. On les avait déplacé pour faire assez de place pour que le dernier vaisseau emmène ces foutus scientifiques. Elles n'avaient pas bougé depuis deux semaines.
'Restez ici, protégez le complexe et attendez l'extraction.'
Il avait entendu les ordres donnés par le sergent Alban ce jour-là. Ces paroles résonnaient encore dans son esprit. Il n'avait reçu aucune autre explication supplémentaire mais les gars avaient tous entendu les rumeurs. On racontait que des créatures rôdaient dans la jungle, traquant homme, femme et enfant sans discrimination.
Alban s'en moquait. 'Même si ces histoires sont vraies et ça m'a tout l'air d'un beau ramassis de conneries, on est sur une position fortifiée, les gars', avait-il déclaré, plus d'assurance.
Ce fut sa plus grande erreur.
Quand ils sont venus, les monstres...étaient bien pires que tout ce que les rumeurs pouvaient colporter. Le plus grand d'entre eux (le chef, estimait Logan) dominait de toute sa taille la meute : il était deux fois plus grand qu'un homme et hérissé de pointes osseuses. Ses bras étaient énormes et se terminaient par des mains aussi grandes que des roues de voiture. D'autres monstres plus petits et agiles l'accompagnaient, bondissant comme des singes sur leurs quatre membres allongés. Les patrouilles avancées avaient surnommé ces créatures des 'chasseurs'. Elles se déplaçaient à une vitesse terrifiante. Elles n'avaient même pas marqué de pause dans leur course et n'avait pas même eu un regard pour les corps de leurs semblables qui jonchaient le sol.
Au début, Logan avait tenté d'ignorer les histoires de virus en se convaincant que ces créatures étaient simplement des aliens particulièrement laids. Mais il avait bien vite changé d'avis devant le constat que certains des monstres avaient manifestement été humains autrefois. Ces choses portaient encore les guenilles d'un uniforme d'ouvrier de Sun Fe et son nom était encore visible. Logan se sentit mal quand il réalisa cela. Ce qui lui était arrivé à lui pouvait aussi lui arriver. Les implications étaient aussi terrifiante : ils affrontaient un ennemi intelligent, capable d'utiliser des armes et d'ouvrir des portes.
Quand le sergent est mort, Logan a pris le commandement du peu de survivants que comptait encore l'unité et ils s'étaient repliés sur le toit choisi comme point d'extraction. Ils s'étaient battus autant que possible mais ils étaient tous tombés les uns après les autres, jusqu'à ce qu'il soit le seul survivant. Il avait barré l'accès aux escaliers du mieux qu'il avait pu en utilisant un soudeur portable prélevé dans les caisses de ravitaillement pour souder le sas d'accès en neodurium.
Et maintenant, il était assis tranquillement sur le toit, attendant la fin.
Il contemplait le ciel, perdu dans ses pensées mélancoliques qui n'étaient plus troublées par les coups de feu sporadiques en provenance des étages inférieurs. Cela faisait plusieurs jours que le calme régnait maintenant : les goules ne tiraient plus que rarement, peut-être plus dans l'espoir de le voir montrer sa tête par-dessus la rambarde de la terrasse que pour lui faire peur. Au début, il avait sursauté à chaque fois qu'un coup de feu retentissait. Mais depuis plusieurs jours, il avait appris à faire la différence entre les fois où elles essayaient de lui tirer réellement dessus et les fois où elles le faisaient au hasard.
C'est alors qu'il aperçut un mouvement dans les nuages. Quelque chose descendait, rapidement et sans grâce. Il sortit ses jumelles et essaya de faire la mise au point du mieux possible mais les détails des cieux le désorientaient trop alors qu'il tentait de se focaliser assez sur l'objet pour pouvoir l'identifier. Enfin, il y parvint : c'était un vaisseau, qui tombait comme une pierre à travers les nuages. Il zooma dessus autant que possible. L'appareil était très angulaire. Ses lignes brutes évoquait un vaisseau de conception ancienne et probablement de mauvaise qualité. Les moteurs s'allumèrent d'un coup et la chute de l'appareil ralentit. Il commençait à amorcer un virage sur l'aile et Logan réalisa alors qu'il se dirigeait vers lui.
Il essaya la sueur qui lui tombait dans les yeux avant de remettre les jumelles en place, plissant les yeux et jouant avec la molette d'ajustage pour y voir plus clair. Son cœur fit un bond pendant un moment, dans l'espoir stupide qu'il s'agissait peut-être d'une équipe de secours revenus pour lui. Le vaisseau était suffisamment près désormais : il vit alors la peinture noire mat, les armes montées sur les flancs et enfin le sourire dentu du pilote et ses grands crocs jaunâtres qui occupaient la majeure partie de son visage crasseux.
Des Maraudeurs. Il avait défendu ce foutu centre de recherche depuis des jours contre les infectés. Des gens bien étaient morts tout autour de lui...et tout ça pour que le site tombe au main de ces saloperies de pirates. Logan se surprit à penser que cela ne le préoccupa pas autant qu'il l'aurait cru.
Le fracas qui se produisit dans son dos le fit sursauter. Il faillit en lâcher ses jumelles. Il était habitué à ce que des choses grattent contre le sas de temps en temps. Même à ce qu'il reçoive de multiples impacts de balles avant qu'il le scelle pendant que les infectés les plus humains des forces ennemies (dont certaines étaient d'anciens camarades) testaient ses défenses. Mais là c'était différent : on eût dit un coup de marteau sur une cloche. Tandis qu'il regardait le sas menant au toit, la porte encaissa un second coup qui la fit plier ! Ce sas avait été conçu pour pouvoir encaisser un tir de roquette à courte portée sans dommage. Logan n'avait plus nulle part où courir. Au moins de sauter du toit ce qui aurait occasionné une chute mortelle à coup sûr, il n'avait aucun moyen de retourner dans le complexe. Il s'enfuit à l'opposer du toit avant de se blottir de son mieux sous un échangeur à chaleur. S'il arrivait à ne pas se faire remarquer, il y avait sans doute une chance infime pour que les pirates et les monstres s'entretuent.
Le vaisseau interrompit sa descente, vrombissant tandis que ses moteurs lancés à pleines puissances luttaient contre la gravité. Plusieurs sas latéraux s'ouvrirent et des cordes de rappel furent jetées dans le vide, bien vite empruntées par des créatures de taille et gabarits différents. La plus petite d'entre elles, qui faisaient environ la moitié de la taille des autres, se posta au sommet de l'échangeur de chaleur voisin de celui qui servait de cachette à Logan. Elle s'accroupit et prit le fusil de précision soigneusement attaché dans son dos maigrelet. Pendant quelques secondes insoutenables, Logan crut que la créature l'avait vu et qu'elle allait lui régler son compte. Il émit un soupir de soulagement quand le Gobelin se mit en position de tir, scrutant le secteur en contrebas.
Les autres Orques étaient équipés de tout un arsenal d'armes à feu et de lames. Ils se déployèrent sur le toit en roulant des muscles, visiblement nerveux. Logan avaient entendu parler des Orques, bien sûr, comme tout le monde ! mais il n'en avait jamais vu auparavant. Ils étaient bien plus grands et impressionnants que tous ce que les récits les concernant, même les plus extravagants, laissaient entendre. Extrêmement musclés, leur mâchoire prognathe et leur front protubérant leur donner un aspect de brutes primitives mais leur regard luisait d'une vive intelligence qui en faisait plus que des gros bras. Après deux semaines passées à combattre les Infectés, Logan pensait être blindé. Plus rien ne pouvait l'inquiéter. Comme il avait tort.
Le sas se fendit en deux dans un dernier crissement de métal. Un énorme infecté surgit de la crevasse qu'il s'était ménagée. La chose émit un rugissement de défi. Elle s'avança d'un pas lourd sur le toit puis marqua une pause en apercevant les Orques. Elle leur jeta un coup d'œil presque curieux. Deux chasseurs la suivait, bondissant sur leurs poignets en reniflant l'air. Derrière eux, on devinait plus qu'on ne voyait des dizaines de formes humanoïdes mais il était impossible d'en déterminer l'effectif précis. Les Orques, pour leur part, étaient prêts et impassibles, comme s'ils attendaient juste un signal. Aucun des deux camps n'était disposé à lancer les hostilités.
Le chef des orques, facilement reconnaissable à son grand manteau noir décoré de chevrons et à sa casquette d'officier, mit fin à la trêve d'un mouvement vif de la main. Un bruit assez semblable à un déchirement de tissu venu d'en haut retentit et une ligne nette de petites explosions zébra le toit, tranchant net en deux un des chasseurs. Les deux parties de son corps s'écroulèrent sur le sol en rendant un bruit humide. Logan se recroquevilla de plus belle : il venait de reconnaître le bruit d'une mitrailleuse lourde chargée avec des balles explosives. Le chef des Infectés lança un rugissement de défi et la horde d'infectés qui se trouvaient derrière s'anima soudainement. Leurs coups de feu claquèrent et les Orques se mirent promptement à couvert. Un mélange de décharges de laser et de balles ricocha contre le sol et les divers couverts que les Orques s'étaient dénichés. Ils commencèrent à riposter de manière disciplinée et organisée en envoyant de courtes rafales précises pour forcer l'adversaire à rester à couvert.
Le chasseur survivant chargea en direction du capitaine orque. Le grand orque resta sur place, totalement imperturbable alors que la fusillade faisait rage tout autour de lui. Il y eut un coup de feu retentissant juste à côté de Logan et la tête du chasseur explosa, souillant de sang et de matière cérébrale le toit. Le corps fit encore quelques pas avant que son inertie ne prennent fin et que ce qui restait du chasseur s'écroule piteusement dans un fouillis de membres. La créature la plus massive était déjà en mouvement, prenant de la vitesse alors que son pas lourd martelait le sol. Le bruit de déchirure de tissu se fit de nouveau entendre, beaucoup plus fort cette fois-ci, et une ligne de cratères sanguinolents balafra le torse de la créature. Malgré ses graves blessures, elle ne ralentit pas. Un autre coup de feu tout proche et une belle partie de sa tête monstrueuse disparut dans une gerbe de sang et de dents cassées. Les autres orques firent usage de leurs armes et les balles de gros calibre criblèrent la carcasse de la créature, qui ralentit enfin son avancée alors qu'elle luttait contre l'orage de plomb. Elle parvint à quelques centimètres du capitaine avant que le fusil de précision ne rugisse une troisième et dernière fois. La bulle atteint la créature dans une orbite cette fois-ci et la balle explosive détona dans sa boîte crânienne. Décapité, le corps chut lourdement vers l'avant et le chef orque n'eut qu'à faire un élégant pas de côté pour éviter la chute du monstre au sol.
Les autres infectés semblèrent perdre toute motivation suite à la mort de leur chef. Is se retirèrent dans les escaliers en lâchant quelques tirs mais plus pour se donner bonne conscience que pour causer des dégâts. Les Orques n'avaient pas l'air d'avoir l'intention de les suivre. Ils venaient de quitter leurs couverts pour aller vers leur chef.
Logan avait plaqué ses mains sur sa bouche. Il essayait désespérément de ralentir son rythme cardiaque et de reprendre le contrôle de sa respiration. Il allait attendre que les orques prennent ce qu'ils étaient venus chercher et une fois qu'ils seraient partis...
'Salut, le peau rose. Le spectacle t'a plu ?'
Une haleine fétide le frappe de plein fouet quand le gobelin lui murmura dans l'oreille. Logan sentit la pointe d'un couteau, du genre prudent mais insistant, dans la région de son entrejambe. Il lâcha un gros soupir et attendit la fin.
Des bras massifs se saisirent de lui avant de le balancer à terre sans ménagements. Ouvrant les yeux, il les plissa aussi sec, aveuglé par la lueur du soleil. Un grande ombre tomba sur lui et il réalisa que le capitaine orque le surplombait. Il était toujours en train de fumer son cigare en arborant un calme olympien. Logan mit un petit moment à se rendre compte qu'on venait de lui poser une question.
'Euh...pardon ?'
'J'ai dit : est-ce que tu as les clés de la salle des archives ? Ca nous épargnerait pas mal de temps et de problèmes.'
Logan bafouilla. Il n'en croyait pas ses oreilles.
' Je...de quoi vous parlez ? Quelles archives ? L'équipe scientifique est partie depuis deux semaines, ils ont tout emporté avec eux. On attendait juste l'extraction.'
Les orques échangèrent des regards. Logan pouvait dire qu'il venait de leur apprendre quelque chose, même si les Orques n'avaient pas l'air spécialement surpris non plus, juste...curieux. L'un des orques parla.
'On dirait bien qu'on est venu pour rien, chef.'
Le capitaine regarde celui qui venait de s'exprimer et un échange silencieux sembla avoir lieu entre eux.
'On se déplace jamais pour rien quand on fait un boulot pour les corporations. Il suffit juste de trouver quelque chose pour laquelle ils seront prêts à nous payer.'
Ils échangèrent un bien mauvais sourire avant de se tourner vers Logan.
***
Petr contemplait le scintillement des étoiles depuis l'écran de vision sur la Lune Cuivrée. La transmission des Orques confirmant qu'ils avaient accompli leur 'mission' lui était parvenue il y a quatre heures, neuf minutes et dix-sept secondes. Ils étaient en route et ils devaient arriver aux coordonnées indiquées. Le fait que les 'données' qu'ils avaient récupérées n'étaient d'aucune utilité leur avait apparemment échappé. Le plan était simple : le vaisseau orque serait pilonné dès sa sortie de saut, après quoi ils allaient l'aborder et prendre le butin. La Lune était la fierté de la flotte de Sun Fe et si quiconque avait attaché la moindre importance à l'opinion de Petr, il aurait dit que l'envoyer était un tantinet excessif. De ce qu'il avait pu voir du vaisseau orque, c'était une vraie coquille de noix, dans un état de délabrement aussi avancé qu'on aurait pu s'y attendre de la part d'orques. En comparaison, la Lune était un tueur aussi élégant que sophistiqué. Elle n'était pas aussi imposante que les croiseurs des flottes de Accutek ou que les cargos lourds de Almar Interplanétaire, peut-être, mais Sun Fe était encore une jeune corporation. Relativement récente certes mais en pleine ascension. Une seule salve de ses batteries ferait l'affaire, suivie d'un prompt abordage, après quoi il aurait ce qu'ils étaient venus chercher et il pourrait rentrer à la maison.
Le hurlement d'une alarme le tira de ses rêveries et il regarde le capitaine du vaisseau, s'attendant à des explications. L'officier était devenu très pâle et un filet de sueur dévalait le long de sa tempe. Il jeta un coup d'oeil à Petr, entreprit d'ouvrir la bouche pour dire quelque chose quand les lumières du pont s'éteignirent toutes soudainement. La lueur rouge de l'éclairage d'urgence les remplaça tout aussi promptement. Un autre signal mais différent, se joignit au premier avertisseur sonore, créant une harmonie dissonante qui lui agressa bien vite les tympans. Dans la faible luminosité, l'équipage avait l'air inquiet. Petr regarda autour de lui, espérant croiser le regard d'un membre d'équipage disposé à lui expliquer de quoi il retournait. Il jeta un œil à l'écran de suivi tactique d'un officier à sa droite. Les mots 'Attention : alerté de proximité !' en lettres rouges clignotantes qu'il y aperçut ne firent pas grand chose pour le rassurer. Quand les portes et les écoutilles s'ouvrirent pour libérer un flot de soldats sur le pont, armes prêtes, Petr eut confirmation que quelque chose de très mauvais venait de se produire.
Un flash rouge zébra les écrans d'observation. Là où quelques secondes auparavant on ne pouvait voir que le vide spatial, se trouvait un vaisseau que Petr n'eut aucun mal à reconnaître. C'était le vaisseau orque, comme il s'y attendait mais quelque chose n'allait pas. Il était bien trop près, il se dirigeait même droit sur le Lune et il ne ralentissait pas l'allure. Petr eut tout juste le temps d'attraper un des rails de sécurité avant la collision.
Il y eut un fracas terrible qui raisonna dans ses entrailles, assez pour lui donner la nausée, suivi d'une longue plainte de métal torturé tandis que les deux vaisseaux se rentraient dedans. Petr heurta le pont et il se cogna violemment la tête dans sa chute. Sentant quelque chose de chaud et poisseux fleurir sur son crâne, il toucha la zone et regarda avec horreur ses doigts tachés de sang. Le crissement horrible se poursuivit, les deux vaisseaux frottant l'un contre l'autre, pris dans leur horrible étreinte. Il pouvait entendre les hurlements des blessés et les cris des soldats par-dessus les battements de son cœur qui pulsait dans ses oreilles. Petr tenta de se relever mais il retomba aussi sec, bousculé par un membre d'équipage qui lui décocha une insulte au passage que Petr ne saisit pas. Le pont semblait s'assombrir de plus en plus et le bruit ambiant commençait à se fondre en un grand bourdonnement qui lui emplissait les oreilles comme un bruit d'électricité statique.
Il rouvrit les yeux subitement au milieu des hurlements, des ordres gueulés et des coups de feu. Petr ne savait pas combien de temps son évanouissement avait duré : il l'estimait quelques secondes tout au plus mais la vacarme qui l'environnait suggérait que plus de temps s'était écoulé. Les alarmes avaient cessé et de la fumée flottait dans la lueur écarlate qui éclairait le pont. Il y avait un autre détail auquel son cerveau lui hurlait de prêter attention, quelque chose de bien plus important que le sang et sa sensation de nausée. Il secoua la tête pour tenter de reprendre ses esprits...pour se le reprocher immédiatement quand une nouvelle vague de nausée le submergea. Il n'arrivait plus à réfléchir, cela ne lui revenait pas. Mais il n'en eut plus besoin. Une ombre lui tomba dessus et en levant les yeux, il vit une visage couturé de cicatrices, sorti de ses pires cauchemars.
***
La bataille dura un petit peu plus d'une demi-heure. Les défenseurs étaient bien entrainés, bien armés et plutôt braves. Mais ils n'avaient aucune idée de la nature véritable de leur adversaire. Ils croyaient la fable que leur avait servi les Corporations : les orques ne sont que des brutes stupides, incapables de réfléchir. Ils ne feraient pas le poids contre eux. C'était une faiblesse dont le capitaine Brando savourait l'exploitation à chaque fois. Il jeta un officier humain tremblotant au bas de sa chaise avant de s'y installer confortablement. Avec un soupir d'aise, il craqua une allumette afin d'allumer son cigare avec application.
Petr était abasourdi. Il regardait avec une fascination horrifiée l'apparition qui se tenait devant lui. Rien n'allait. Il s'agissait sûrement d'un cauchemar. Cette...brute se tenait sur le pont de commandement du meilleur vaisseau de la Corporation Sun Fe et elle n'avait pas une égratignure !
'Vous m'avez l'air bouleversé'. La voix, quand elle se fit entendre, le choqua encore plus. Elle était basse et grave, bien sûr, mais avec une diction irréprochable, presque...raffinée.
'Cela n'a rien d'étonnant, en réalité. Vous pensiez avoir embauché quelques gros bras idiots, et vous ne vous attendiez pas à ce qu'ils vous dupent.' L'orque tendit la jambe et attirant une chaise à lui de sa botte. 'Allez. Installez-vous.'
Petr resta au sol, trop étonné pour parler ou se relever. L'orque appuya son dos contre le dossier. Il partit dans un long soupir plein de fumée bleue puis secoua doucement la tête.
'Comme vous voulez. Bon...comme je le disais, vous avez essayé de nous duper. Nous avons tué vos soldats donc cela devrait vous passer l'envie de recommencer. Maintenant que nous sommes sur un pied d'égalité, peut-on parler affaires ?' L'esprit de Petr commençait à vaciller. Il n'en croyait pas ses oreilles. Il ne réalisa qu'il venait de parler tout haut que lorsque l'orque partit d'un grand rire avant de lui répondre.
'Arrêtez vos conneries. On ne vient pas à un point de chute avec un croiseur de cette taille sans l'intention de s'en servir. Vous nous avez envoyé sur Nexus Psi dans l'espoir qu'on y soit infectés. Vous savez qu'on peut être porteurs sains. Alors vous avez pensé pouvoir nous abattre, nous mettre au congélateur et nous envoyer dans vos laboratoires.' L'orque tira une bouffée de son cigare. 'Dites-moi si je me trompe.'
Petr ouvrit bien la bouche pour ébaucher une réponse mais fut réduit au silence par une grande main verte.
'Peu importe. J'ai vu les capsules cryogéniques alignées dans votre soute. Avec de grands symboles de risques biologiques dessus. J'ai aussi vu sur quoi vous travailliez dans votre précieuse station de recherche. J'ai parlé avec un vos employés : il ne s'est pas fait prié pour nous faire la visite quand il s'est rendu compte que son ancien employeur l'avait utilisé comme appât à monstres puis abandonné.' L'orque se rencogna dans le siège avant d' exhaler un anneau de fumée avec un soupir satisfait. Il regarda la volute disparaître dans les hauteurs du plafond. Petr réfléchit à la situation quelques instants puis il prit la parole. Il s'étonna lui-même du ton normal de sa voix.
'Et maintenant ? Vous allez me tuer et vous emparer du vaisseau ?'
L'orque se pencha, plaçant ses coudes sur ses genoux alors qu'il rivait son regard dans les yeux de l'homme.
'Oui, je pourrais. Je pourrais tuer toutes les pourritures de peaux roses qui se trouvent à bord, faire venir mon pilote ici et emmener ce vaisseau au port le plus proche pour enrôler un équipage complet. Ou je pourrais le vendre. Un vaisseau de cette taille vendu avec un équipage d'esclaves au grand complet en bonus, j'en tirerais un bon prix.' Petr se sentit soudainement pâlir.
'On pourrait faire ça. Mais j'ai une meilleure option en tête. Nous allons nous emparer de ce vaisseau et on va causer avec vos supérieurs, quels qu'ils soient. Je doute qu'ils se soucient de ce qui vous arrive mais je parie que le sort du vaisseau et de l'équipage leur importe beaucoup plus. Ce serait un atout de taille en cas de...négociation.' Le sourire de l'orque se fit particulièrement carnassier. 'Je suppute qu'en échange de sa restitution, ils nous verseront une belle somme, probablement le double de sa revente. Et de plus, nous nous sommes emparés de leur meilleur vaisseau. A nous sept. En fait, je dirais qu'ils n'auront aucun mal à nous trouver une utilité.'
Petr partit dans un grand rire qu'il fut incapable de réprimer. Cela lui fit du bien et le détendit. Mais il ne parvint pas à s'arrêter avant que son rire parte dans les aiguës et qu'il devienne totalement incontrôlable. Toutes ses années de labeur, ses années à se retenir d'envoyer se faire voir ses supérieurs bouffis de suffisance et maintenant, cette brute venait de les ramener brutalement sur terre.
Quand son rire se tarit enfin, il leva les yeux vers le grand orque. Il ne l'avait pas quitté du regard, le cigare serré dans ses mâchoires immenses. Essayant les larmes qui lui étaient montés aux yeux, Petr se remit ses pieds. Il épousseta la veste bon marché qu'il portait dans ses rendez-vous d'affaire depuis qu'il était sorti du programme d'orientation des travailleurs il y a cinq ans. Prenant un moment pour reprendre ses esprits, il tendit la main à l'orque, exactement comme avec un partenaire d'affaire.
'Bien, reprenons depuis le début, si vous le voulez bien. Je m'appelle Petr Ivenslavic et ce serait pour moi un immense honneur de vous présenter à mes employeurs.'
'N'y voyez rien de personnel.' de Greg D. Smith, in 'Containment protocol : a Deadzone Anthology' (2014).
Petr pressa la sonnette. Il ne put s'empêcher de devenir nerveux quand l'intercom s'alluma et que la réponse impatiente du Directeur Vastock se fit entendre.
'Ivenslavic, vous avez certainement une excellente raison pour me déranger, j'imagine ?'
Même désincarnée dans des haut-parleurs, la voix n'avait rien perdu de son autorité ni de son arrogance. Petr tressaillit comme s'il venait de recevoir une gifle.
'Ou...oui, Monsieur. Je suis terriblement désolé mais vous m'avez dit que vous souhaitiez être mis au courant imm...'
'Arrêtez vos simagrées et venez-en aux faits, Ivenslavic. Je n'ai pas toute la journée !'
La porte s'ouvrit et Petr se dépêcha d'entrer, gardant l'enveloppe tout contre lui comme s'il s'agissait d'un bouclier. Le bureau était immense. La surface de la pièce aurait pu accueillir la totalité du logement de Petr. Les murs étaient dénués de la moindre peinture ou d'un quelconque élément de décoration et aucun tapis ne couvrait le sol. Toutes les surfaces étaient d'un noir onyx qui reflétait la lumière comme des miroirs. Vastock trônait derrière un bureau pourvu d'un écran immense où les données défilaient en continu : le directeur avait à portée de main toutes les informations concernant les affaires de Sun Fe dans l'ensemble du GCPS.
Petr chemina à pas prudents sur les dalles noires avant de s'arrêter devant le bureau et d'attendre debout. Vastock était occupé à parcourir les données d'importations, ses doigts faisaient d'habiles mouvements alors qu'il examinait une entrée puis la suivante. Petr observa le plus grand silence pendant plusieurs minutes. Il commença à penser que Vastock avait oublié sa présence (cela s'était déjà produit par le passé) et il décida de se risquer à attirer son attention en toussant.
'Etes-vous mourant, Ivenslavic ?' La question claqua comme un coup de feu dans le silence de la pièce. Petr ne put s'empêcher de sursauter. Il fit un pas vers le bureau et tendit l'enveloppe, en s'efforçant de maîtriser le ton de sa voix autant que possible tout en donnant les nouvelles.
'Il semble qu'il y ait eu un problème sur le site de Nexus Psi, Monsieur. Nous avons perdu le contact et toutes les données de la planète ont été apparemment supprimées de NaviCorp.'
Vastock redressa subitement la tête avant de clouer Petr sur place d'un regard peu amène.
'Quand ça ?'
'Il s'est écoulée environ une heure et trente-sept minutes depuis la dernière transmission, Monsieur.'
Il y eut une pause pénible tout le temps que Vastock resta assis à regarder fixement Petr. La sourde colère qui irradiait de l'homme générait une aura presque palpable.
'Dites-moi, Ivenslavic, quand je vous ai dit 'prévenez-moi immédiatement si nous perdons le contact avec n'importe laquelle de nos opérations dans la cinquième sphère', en quoi ai-je manqué de clarté ?'
'Monsieur, les données étaient...'
'Épargnez-moi vos excuses', Vastock les éventa d'un revers de main. 'Nous n'avons pas de temps à perdre. Quelle était la dernière transmission en provenance du site ?'
Petr tendit le pli vers le directeur.
'C'est une transcription de la dernière transmission, monsieur.'
Vastock lui arracha l'objet des mains et il l'ouvrit. Son regard fit des allers et retours tandis qu'il prenait connaissance de la page. Il arrêta sa lecture dès qu'il tomba sur les mots qu'il espérait découvrir.
Monstres.
Infection.
Voilà l'opportunité qu'il avait attendu depuis si longtemps. Ces cinq années passées à implanter des petites stations de recherche inutiles sur tous les tas de boue isolés de la cinquième sphère avait enfin fini par payer.
'Très bien, Ivenslavic, merci pour ces nouvelles bien tardives.'
Il fit apparaître une nouvelle fenêtre sur son bureau et il commença à taper une série de codes de sécurité pour envoyer un message sur un canal crypté. Il lui fallait agir vite ou l'opportunité n'en serait plus une.
'Dites-moi Ivenslavic, avez-vous poursuivi vos études de xénologie ?'
Petr fut surpris. Il ne voyait pas le lien entre cette question et la situation présente. Vastock soupira...il était tellement difficile de travailler avec des médiocres. Il oubliait souvent à quel point les personnes ordinaires pouvaient se montrer lentes. Le fossé qui séparait les humains normaux de Danislaus Vastock était aussi grand que celui qui s'étendait entre l'homo sapiens moyen et un orque.
'Les Maraudeurs, Ivenslavic. La mission spéciale que je vous ai confiée. Avez-vous progressé dans vos études, oui ou non ?'
'Oui, Monsieur, pendant les six derniers mois. Je suis désormais bien au fait de leurs dialectes, de leurs traditions et des us sociaux des mercenaires Orques, tout comme leurs hab...'
'Je me moque des détails : un simple oui me suffira. C'est votre jour de chance, aujourd'hui, Ivenslavic. Aujourd'hui, vous allez pouvoir mettre à profit vos talents dans l'intérêt de la Corporation Sun Fe. Si vous vous en sortez bien, une belle promotion vous attend.'
Petr ne dit rien pendant plusieurs secondes, les sourcils froncés et la bouche sèche alors que son cerveau tentait désespérément de trouver la partie de la conversation qu'il avait bien pu louper.
'Ce sera tout, Ivenslavic. Vous recevrez des instructions supplémentaires le moment venu.'
***
'Et c'est le BUUUUUUUUUT !'
Petr tressaillit quand les enceintes rouillées relayèrent les braillements du commentateur dans tout le bar. Distrait par la retransmission crachotante, il bouscula un des clients. Il recula, les mains levées en signe d'apaisement. La brute énorme ne lui accorda même pas un regard avant de reprendre sa conversation. Il toussa. L'épaisse fumée du lieu irritait ses poumons. Il ne fréquentait jamais les bars et même s'il l'avait fait, il ne se serait certainement pas rendu dans ce genre de rade par choix. C'était le genre d'établissement qui organisait des parties de Dreadball sans licence : bien le dernier endroit où il serait venu de son plein gré. Même si ce bar n'avait pas été sur une planète perdue au milieu de nulle part, à la frontière de la civilisation, Petr n'aurait pas pu jurer davantage dans le décor.
Au moins, son voyage s'était déroulé sans incident. Il fallait bien que le fait d'avoir un patron aussi influent que Vastock ait quelques avantages : le trajet avait eu lieu dans un vaisseau discret, calme et luxueux. C'était maintenant que la partie se corsait, tandis qu'il se mêlait à la plèbe de la société de la Frontière : il cherchait la bande parfaite à recruter. Après pas loin de sept heures à écumer les prétendus établissements 'de standing' de ce trou à rats, il avait échoué ici, au milieu de la racaille avec laquelle même leurs semblables refusaient de s'associer. Des aliens et des pirates, des voleurs et des meurtriers. C'était vraiment sa dernière chance.
Enfin, son regard finit par trouver exactement ce qu'il cherchait et il se laissa aller à un soupir de soulagement. C'était un petit groupe d'une dizaine d'Orques, de formes et tailles variables, tous regroupés dans un coin à proximité immédiate de la fosse de Dreadball improvisée. C'était ce que les clients du cru auraient appelé 'une place de choix' : assez près pour sentir l'odeur du sang et peut-être même verser le vôtre si vous n'étiez pas prudent.
Il repensa à son entraînement.
Quand vous négociez avec des Orques, cherchez toujours le spécimen le plus petit du groupe. Ils sont appelés 'Gobelins' ou 'Avortons' . Ces créatures font preuve d'une intelligence sommaire mais qui surpasse de loin celle de leurs semblables plus imposants. C'est à elles que vous devrez adresser vos questions et vos suggestions.'
Après avoir inspiré un grand coup, il se dirigea vers eux, en s'efforçant de retenir sa respiration pour ne pas profiter du bouquet offert par les corps en sueur de tailles, formes et espèces variables sur son chemin. Perché sur un saut retourné, posté quasiment sous la table, il aurait été facile de ne pas remarquer le Gobelin. Ces petits yeux brillants, logés dans un petit visage sournois dominé par un nez crochu ne perdait rien de la scène. Ses lèvres minces semblaient figées en un rictus permanent et un petit cheerot éteint[NdT : un type de cigare, aussi appelé stogie] pendait mollement au coin de sa bouche.
La société orque est régie par des convenances très strictes. Elle repose sur les concepts de respect et d'honneur. Il ne faut jamais s'adresser directement à un orque, à moins que ce dernier ne vous y ait invité explicitement. Quand vous parlez à un orque, évitez absolument de le regarder dans les yeux en toutes circonstances. De même, ne faites aucun mouvement brusque, car ils pourraient être interprétés comme une menace. Vous ne devez en aucune circonstance tenter de répéter le langage des Orques : c'est un affront qu'ils ne tolèrent pas.'
Le groupe interrompit ses conversations pendant un moment quand il remarqua Petr. Des regards étroits le regardèrent brièvement avant de l'ignorer : Petr n'était ni une menace ni une source d'amusement et ils retournèrent à leurs affaires. Le Gobelin se fourra un long doigt dans le nez, fouillant dans la cavité avec un bel enthousiasme. Il extirpa finalement ce qu'il y cherchait avant de le gober goulument. Petr s'éclaircit la gorge.
Le gobelin leva les yeux. Petr eut alors l'impression d'être pris dans le viseur d'une arme. En essayant de rester calme, il s'employa à prendre une voix plus grave, singeant la manière de s'exprimer des travailleurs de force sur les dock, comme le lui avait recommandé son entraînement.
' Ça va ? J'ai entendu dire que votre bande cherchait du taff. J'me demandais si je pouvais causer à votre Capitaine ?'
Le gobelin ne cilla même pas et le fixa pendant de longues secondes. Derrière lui, la tablée d'orques se mit à parler de plus en plus fort. Bien qu'il ait appris leur langage, il ne comprenait pas un traître mot de ce qu'ils racontaient. La petite créature finit par lâcher un soupir avant de lui répondre, les mâchoires serrées. Le cheerot tressauta pendant toute leur conversation.
'Peut-être bien. Qu'est-ce qu'on y gagne ? T'as du pognon, j'espère ?!?' La tessiture de sa voix était surprenante : elle était aussi rauque que Petr s'y attendait mais aussi étrangement aiguë, presque une voix de fausset.
Bien que les orques ne maîtrisent pas le concept de monnaie, les mercenaires appelés 'Maraudeurs' sont particulièrement cupides. On peut souvent les mystifier avec des grands ensembles et des objets brillants.'
'Ça se pourrait bien' dit Petr en accompagnant ses propos d'un haussement d'épaule, feignant ainsi autant de nonchalance qu'il le pouvait. 'Tout dépend de ce que ta bande peut faire.
'
La réponse fit ricaner le gobelin. Un son des plus déplaisants.
'Accouche et peut-être que tu pourras causer au Cap.'
Petr regarde ostensiblement par-dessus son épaule puis en prenant des airs de conspirateur, il se pencha en avant.
'Du grabuge à la Frontière. Sur Nexus Psi. J'ai besoin d'une équipe pour arranger les choses. Du genre qui pose pas de questions.' Le gobelin se tendit à la mention du nom de la planète. Un lueur d'intérêt apparut dans son regard. Le nom ne lui était apparemment pas inconnu. Les rumeurs allaient bon train, bien sûr, et Petr lui-même ne savait pas exactement quoi en penser. Mais apparemment, le gobelin avait une opinion bien arrêtée à leurs sujets. Petr dut se forcer à conserver une expression aussi neutre que possible. Il attendait que le gobelin prenne l'initiative.
'C'est quoi ton taff et combien tu proposes ?'
Petr marqua une seconde avant de répondre.
'J'ai juste besoin que vous régliez un problème pour moi, rapidement et discrètement. La paie est bonne.'
Le gobelin l'examina pendant un moment. Petr pouvait presque entendre les rouages tourner dans sa petite cervelle de primitif.
'Reviens dans une demi-heure. Le match sera terminé et peut-être qu'à c'moment-là, le Cap voudra bien t'écouter. J'te promets rien.' Sur ce, le gobelin regarda ailleurs et entreprit de curer l'autre narine avec son long doigt crochu, sans nulle doute à la recherche d'un autre délice caché. Petr resta planté là, se sentant un peu idiot. Il avait l'impression que le gobelin venait de prendre congé mais il n'était pas dans son élément. Il attendit une minute avant tourner les talons et de sortir du bar. Il dut se faire violence pour ne pas partir en courant.
S'il n'avait pas été aussi distrait, Petr aurait sans doute remarqué les 7 paires d'yeux rouges qui le suivirent attentivement du regard jusqu'à ce qu'il sorte du bar.
***
Le bar était presque vide et la partie était depuis longtemps terminée. Il ne restait plus que les orques. Leur riche odeur corporelle rajouter des effluves de sang, de sueur et d'alcool frelaté au bouquet du lieu, déjà bien chargé.
Bringé était assis sur le sol, le dos appuyé contre le mur. Les différentes parties de son fusil soigneusement disposées devant lui sur un toile huilée, il était occupé à nettoyer le barillet avec le plus grand soin. Il nettoyait toujours son arme dans des moments pareils. Les orques avaient beau tolérer sa présence, il n'avait pas voix au chapitre dans la conversation actuelle.
L'humain était parti depuis plusieurs heures. Il avait expliqué ce qu'il attendait d'eux avec sa voix de rogomme des plus ridicules. Les gars avaient eu beaucoup de mal à garder leur sérieux pendant que le peau rose marmonnait. Ils avaient parfaitement joué leurs rôles en émettant des sons incompréhensibles entre eux comme s'ils conversaient pendant que le petit gobelin assurait la 'traduction' tout en négociant le montant du paiement final avec un discret échange de signes de la main avec le Capitaine. Le peau rose avait accepté de leur verser cinq millions de crédits sans négocier...ce qui en soi était déjà bizarre. Maintenant, les orques débattaient du travail qui leur avait été proposé. Comme d'habitude, Joe faisait son chieur. C'était probablement une des qualités pour laquelle le Capitaine le gardait dans la troupe. Bringé en était sûr. Avoir un contestataire professionnel qui s'employait à tout critiquer vous forçait à être toujours sur le qui-vive intellectuellement.
' Ce que j'aimerais bien savoir, c'est la raison pour laquelle ils ne s'en chargent pas eux-mêmes. Il n'a même pas marqué une pause quand on lui a demandé cinq millions. Soit il ment à propos de l'argent, soit il nous cache des choses. Il pourrait lever une armée avec cette somme.'
Le Cap tira une longue bouffée sur son cigare avant de répondre.
' A voir sa mise, son argent et l'endroit où il veut qu'on se rende discrètement, je dirais que c'est un type des corporations.'
Ils échangèrent tous un regard. Ca faisait sens. Un boulot pour le compte des corporations, ça supposait beaucoup de chose : de l'argent, du pouvoir et des opportunités. Cela impliquait aussi beaucoup de non-dits et de complications. Ils commencèrent à murmurer entre eux.
Le Cap s'éclaircit la gorge et tous firent silence.
'C'est simple. Ce qu'il nous demande de faire, c'est trop facile pour la somme qu'il offre. Cet idiot de shek ne nous a clairement pas tout dit. Alors on va aller sur Nexus Psi, prendre tout ce qu'on pourra trouver puis on se rendra au point de rendez-vous qu'ils ont prévu, armés et prêts à tout.'
Ils murmurèrent tous leurs assentiments. Ils savaient très bien comment les corporations fonctionnaient. Des esprits vicieux qui compliquaient toujours tout. Mais, au fond, c'était logique : quand vous étiez aussi rose et faible que des humains, comment se faire une place autrement dans la galaxie?
***
Bringé gardait ses bras contre son torse maigre. Il se frictionnait pour lutter contre le froid. Sa respiration émettait une fine brume blanche devant lui, qui flottait dans l'air glacial du pont du vaisseau. Couper tous les systèmes, ça voulait dire que leur vaisseau devenait aussi silencieux et glacial qu'un tombeau. Enfin tous...sauf le recyclage atmosphérique. Le bruit de leurs inspirations mis à part, on n'entendait que le faible bruit de la ventilation.
Le Cap était debout, une baguette à la main, en face de l'habitacle avant. Ses mains étaient crispés dessus et il fixait sans ciller l'élégant vaisseau Exécuteur dans le vide juste devant lui. En comparaison avec leur vaisseau (un ancien cotre militaire, obsolète et trapu), le vaisseau du blocus était un tueur efficace, aussi létal que beau. Il n'était pas le seul dans le secteur : il y en avait plus d'une dizaine. Ils étaient à la dérive comme ça depuis des heures maintenant. Les orques avaient effectué leur saut juste hors de la portée des senseurs des sentinelles. Ils étaient tout proches du but maintenant. Une seule pensée occupait l'esprit de Bringé : quand allait-il embarquer dans la navette et être de nouveau au chaud ?
Bringé avait toujours apprécié le statut particulier que ses compétences lui accordait au sein de l'équipage mais c'était dans des moments comme celui-là qu'il réalisait le gouffre qui le séparait d'eux. Les Orques ressentent le froid mais ils n'y prêtent aucune importance. Le confort est une considération secondaire quand ils ont une mission à accomplir. Il avait vu des Orques ignorer la perte d'un de leur membre au combat. Alors une température un peu basse n'était qu'un désagrément mineur.
Un témoin orange s'alluma sur un panneau en face du capitaine : le signal qu'ils étaient passés au travers du mince espace dans le cordon sanitaire dont l'humain leur avait certifié la présence. Bien que personne n'émit le moindre son, Bringé sentit la tension qui régnait sur le pont descendre de plusieurs crans. Le Capitaine pivota sur ses talons sans dire un mot et il fit un signe de tête à son équipage. Comme un seul orque, ils prirent leurs armes et leur paquetage avant d'aller vers la baie de lancement.
Bringé s'empara de son propre barda et les suivit. Son fusil était bien à l'abri dans sa mallette étanche, nettoyé et déjà assemblé en compagnie de son trépied, de sa lunette, des barillets de rechange et des outils d'entretien. Ses doigts auraient été rendus trop gourds à cause du froid pour l'assembler de manière approprié. De plus, il aurait bien besoin de s'occuper pendant la longue descente vers la surface.
***
Le caporal Logan s'essaya le visage du plat de la main, constatant en soupirant qu'elle était couverte de suie et de sueur immonde. Il vérifia le niveau de charge du chargeur de son fusil par réflexe. Il était plein. Cela aurait dû le rassurer mais en fait, le ravitaillement n'était pas vraiment un problème. Il avait assez de munitions, de nourriture, d'eau et de matériel médical pour des semaines. Tout était stocké dans des caisses au centre du toit. On les avait déplacé pour faire assez de place pour que le dernier vaisseau emmène ces foutus scientifiques. Elles n'avaient pas bougé depuis deux semaines.
'Restez ici, protégez le complexe et attendez l'extraction.'
Il avait entendu les ordres donnés par le sergent Alban ce jour-là. Ces paroles résonnaient encore dans son esprit. Il n'avait reçu aucune autre explication supplémentaire mais les gars avaient tous entendu les rumeurs. On racontait que des créatures rôdaient dans la jungle, traquant homme, femme et enfant sans discrimination.
Alban s'en moquait. 'Même si ces histoires sont vraies et ça m'a tout l'air d'un beau ramassis de conneries, on est sur une position fortifiée, les gars', avait-il déclaré, plus d'assurance.
Ce fut sa plus grande erreur.
Quand ils sont venus, les monstres...étaient bien pires que tout ce que les rumeurs pouvaient colporter. Le plus grand d'entre eux (le chef, estimait Logan) dominait de toute sa taille la meute : il était deux fois plus grand qu'un homme et hérissé de pointes osseuses. Ses bras étaient énormes et se terminaient par des mains aussi grandes que des roues de voiture. D'autres monstres plus petits et agiles l'accompagnaient, bondissant comme des singes sur leurs quatre membres allongés. Les patrouilles avancées avaient surnommé ces créatures des 'chasseurs'. Elles se déplaçaient à une vitesse terrifiante. Elles n'avaient même pas marqué de pause dans leur course et n'avait pas même eu un regard pour les corps de leurs semblables qui jonchaient le sol.
Au début, Logan avait tenté d'ignorer les histoires de virus en se convaincant que ces créatures étaient simplement des aliens particulièrement laids. Mais il avait bien vite changé d'avis devant le constat que certains des monstres avaient manifestement été humains autrefois. Ces choses portaient encore les guenilles d'un uniforme d'ouvrier de Sun Fe et son nom était encore visible. Logan se sentit mal quand il réalisa cela. Ce qui lui était arrivé à lui pouvait aussi lui arriver. Les implications étaient aussi terrifiante : ils affrontaient un ennemi intelligent, capable d'utiliser des armes et d'ouvrir des portes.
Quand le sergent est mort, Logan a pris le commandement du peu de survivants que comptait encore l'unité et ils s'étaient repliés sur le toit choisi comme point d'extraction. Ils s'étaient battus autant que possible mais ils étaient tous tombés les uns après les autres, jusqu'à ce qu'il soit le seul survivant. Il avait barré l'accès aux escaliers du mieux qu'il avait pu en utilisant un soudeur portable prélevé dans les caisses de ravitaillement pour souder le sas d'accès en neodurium.
Et maintenant, il était assis tranquillement sur le toit, attendant la fin.
Il contemplait le ciel, perdu dans ses pensées mélancoliques qui n'étaient plus troublées par les coups de feu sporadiques en provenance des étages inférieurs. Cela faisait plusieurs jours que le calme régnait maintenant : les goules ne tiraient plus que rarement, peut-être plus dans l'espoir de le voir montrer sa tête par-dessus la rambarde de la terrasse que pour lui faire peur. Au début, il avait sursauté à chaque fois qu'un coup de feu retentissait. Mais depuis plusieurs jours, il avait appris à faire la différence entre les fois où elles essayaient de lui tirer réellement dessus et les fois où elles le faisaient au hasard.
C'est alors qu'il aperçut un mouvement dans les nuages. Quelque chose descendait, rapidement et sans grâce. Il sortit ses jumelles et essaya de faire la mise au point du mieux possible mais les détails des cieux le désorientaient trop alors qu'il tentait de se focaliser assez sur l'objet pour pouvoir l'identifier. Enfin, il y parvint : c'était un vaisseau, qui tombait comme une pierre à travers les nuages. Il zooma dessus autant que possible. L'appareil était très angulaire. Ses lignes brutes évoquait un vaisseau de conception ancienne et probablement de mauvaise qualité. Les moteurs s'allumèrent d'un coup et la chute de l'appareil ralentit. Il commençait à amorcer un virage sur l'aile et Logan réalisa alors qu'il se dirigeait vers lui.
Il essaya la sueur qui lui tombait dans les yeux avant de remettre les jumelles en place, plissant les yeux et jouant avec la molette d'ajustage pour y voir plus clair. Son cœur fit un bond pendant un moment, dans l'espoir stupide qu'il s'agissait peut-être d'une équipe de secours revenus pour lui. Le vaisseau était suffisamment près désormais : il vit alors la peinture noire mat, les armes montées sur les flancs et enfin le sourire dentu du pilote et ses grands crocs jaunâtres qui occupaient la majeure partie de son visage crasseux.
Des Maraudeurs. Il avait défendu ce foutu centre de recherche depuis des jours contre les infectés. Des gens bien étaient morts tout autour de lui...et tout ça pour que le site tombe au main de ces saloperies de pirates. Logan se surprit à penser que cela ne le préoccupa pas autant qu'il l'aurait cru.
Le fracas qui se produisit dans son dos le fit sursauter. Il faillit en lâcher ses jumelles. Il était habitué à ce que des choses grattent contre le sas de temps en temps. Même à ce qu'il reçoive de multiples impacts de balles avant qu'il le scelle pendant que les infectés les plus humains des forces ennemies (dont certaines étaient d'anciens camarades) testaient ses défenses. Mais là c'était différent : on eût dit un coup de marteau sur une cloche. Tandis qu'il regardait le sas menant au toit, la porte encaissa un second coup qui la fit plier ! Ce sas avait été conçu pour pouvoir encaisser un tir de roquette à courte portée sans dommage. Logan n'avait plus nulle part où courir. Au moins de sauter du toit ce qui aurait occasionné une chute mortelle à coup sûr, il n'avait aucun moyen de retourner dans le complexe. Il s'enfuit à l'opposer du toit avant de se blottir de son mieux sous un échangeur à chaleur. S'il arrivait à ne pas se faire remarquer, il y avait sans doute une chance infime pour que les pirates et les monstres s'entretuent.
Le vaisseau interrompit sa descente, vrombissant tandis que ses moteurs lancés à pleines puissances luttaient contre la gravité. Plusieurs sas latéraux s'ouvrirent et des cordes de rappel furent jetées dans le vide, bien vite empruntées par des créatures de taille et gabarits différents. La plus petite d'entre elles, qui faisaient environ la moitié de la taille des autres, se posta au sommet de l'échangeur de chaleur voisin de celui qui servait de cachette à Logan. Elle s'accroupit et prit le fusil de précision soigneusement attaché dans son dos maigrelet. Pendant quelques secondes insoutenables, Logan crut que la créature l'avait vu et qu'elle allait lui régler son compte. Il émit un soupir de soulagement quand le Gobelin se mit en position de tir, scrutant le secteur en contrebas.
Les autres Orques étaient équipés de tout un arsenal d'armes à feu et de lames. Ils se déployèrent sur le toit en roulant des muscles, visiblement nerveux. Logan avaient entendu parler des Orques, bien sûr, comme tout le monde ! mais il n'en avait jamais vu auparavant. Ils étaient bien plus grands et impressionnants que tous ce que les récits les concernant, même les plus extravagants, laissaient entendre. Extrêmement musclés, leur mâchoire prognathe et leur front protubérant leur donner un aspect de brutes primitives mais leur regard luisait d'une vive intelligence qui en faisait plus que des gros bras. Après deux semaines passées à combattre les Infectés, Logan pensait être blindé. Plus rien ne pouvait l'inquiéter. Comme il avait tort.
Le sas se fendit en deux dans un dernier crissement de métal. Un énorme infecté surgit de la crevasse qu'il s'était ménagée. La chose émit un rugissement de défi. Elle s'avança d'un pas lourd sur le toit puis marqua une pause en apercevant les Orques. Elle leur jeta un coup d'œil presque curieux. Deux chasseurs la suivait, bondissant sur leurs poignets en reniflant l'air. Derrière eux, on devinait plus qu'on ne voyait des dizaines de formes humanoïdes mais il était impossible d'en déterminer l'effectif précis. Les Orques, pour leur part, étaient prêts et impassibles, comme s'ils attendaient juste un signal. Aucun des deux camps n'était disposé à lancer les hostilités.
Le chef des orques, facilement reconnaissable à son grand manteau noir décoré de chevrons et à sa casquette d'officier, mit fin à la trêve d'un mouvement vif de la main. Un bruit assez semblable à un déchirement de tissu venu d'en haut retentit et une ligne nette de petites explosions zébra le toit, tranchant net en deux un des chasseurs. Les deux parties de son corps s'écroulèrent sur le sol en rendant un bruit humide. Logan se recroquevilla de plus belle : il venait de reconnaître le bruit d'une mitrailleuse lourde chargée avec des balles explosives. Le chef des Infectés lança un rugissement de défi et la horde d'infectés qui se trouvaient derrière s'anima soudainement. Leurs coups de feu claquèrent et les Orques se mirent promptement à couvert. Un mélange de décharges de laser et de balles ricocha contre le sol et les divers couverts que les Orques s'étaient dénichés. Ils commencèrent à riposter de manière disciplinée et organisée en envoyant de courtes rafales précises pour forcer l'adversaire à rester à couvert.
Le chasseur survivant chargea en direction du capitaine orque. Le grand orque resta sur place, totalement imperturbable alors que la fusillade faisait rage tout autour de lui. Il y eut un coup de feu retentissant juste à côté de Logan et la tête du chasseur explosa, souillant de sang et de matière cérébrale le toit. Le corps fit encore quelques pas avant que son inertie ne prennent fin et que ce qui restait du chasseur s'écroule piteusement dans un fouillis de membres. La créature la plus massive était déjà en mouvement, prenant de la vitesse alors que son pas lourd martelait le sol. Le bruit de déchirure de tissu se fit de nouveau entendre, beaucoup plus fort cette fois-ci, et une ligne de cratères sanguinolents balafra le torse de la créature. Malgré ses graves blessures, elle ne ralentit pas. Un autre coup de feu tout proche et une belle partie de sa tête monstrueuse disparut dans une gerbe de sang et de dents cassées. Les autres orques firent usage de leurs armes et les balles de gros calibre criblèrent la carcasse de la créature, qui ralentit enfin son avancée alors qu'elle luttait contre l'orage de plomb. Elle parvint à quelques centimètres du capitaine avant que le fusil de précision ne rugisse une troisième et dernière fois. La bulle atteint la créature dans une orbite cette fois-ci et la balle explosive détona dans sa boîte crânienne. Décapité, le corps chut lourdement vers l'avant et le chef orque n'eut qu'à faire un élégant pas de côté pour éviter la chute du monstre au sol.
Les autres infectés semblèrent perdre toute motivation suite à la mort de leur chef. Is se retirèrent dans les escaliers en lâchant quelques tirs mais plus pour se donner bonne conscience que pour causer des dégâts. Les Orques n'avaient pas l'air d'avoir l'intention de les suivre. Ils venaient de quitter leurs couverts pour aller vers leur chef.
Logan avait plaqué ses mains sur sa bouche. Il essayait désespérément de ralentir son rythme cardiaque et de reprendre le contrôle de sa respiration. Il allait attendre que les orques prennent ce qu'ils étaient venus chercher et une fois qu'ils seraient partis...
'Salut, le peau rose. Le spectacle t'a plu ?'
Une haleine fétide le frappe de plein fouet quand le gobelin lui murmura dans l'oreille. Logan sentit la pointe d'un couteau, du genre prudent mais insistant, dans la région de son entrejambe. Il lâcha un gros soupir et attendit la fin.
Des bras massifs se saisirent de lui avant de le balancer à terre sans ménagements. Ouvrant les yeux, il les plissa aussi sec, aveuglé par la lueur du soleil. Un grande ombre tomba sur lui et il réalisa que le capitaine orque le surplombait. Il était toujours en train de fumer son cigare en arborant un calme olympien. Logan mit un petit moment à se rendre compte qu'on venait de lui poser une question.
'Euh...pardon ?'
'J'ai dit : est-ce que tu as les clés de la salle des archives ? Ca nous épargnerait pas mal de temps et de problèmes.'
Logan bafouilla. Il n'en croyait pas ses oreilles.
' Je...de quoi vous parlez ? Quelles archives ? L'équipe scientifique est partie depuis deux semaines, ils ont tout emporté avec eux. On attendait juste l'extraction.'
Les orques échangèrent des regards. Logan pouvait dire qu'il venait de leur apprendre quelque chose, même si les Orques n'avaient pas l'air spécialement surpris non plus, juste...curieux. L'un des orques parla.
'On dirait bien qu'on est venu pour rien, chef.'
Le capitaine regarde celui qui venait de s'exprimer et un échange silencieux sembla avoir lieu entre eux.
'On se déplace jamais pour rien quand on fait un boulot pour les corporations. Il suffit juste de trouver quelque chose pour laquelle ils seront prêts à nous payer.'
Ils échangèrent un bien mauvais sourire avant de se tourner vers Logan.
***
Petr contemplait le scintillement des étoiles depuis l'écran de vision sur la Lune Cuivrée. La transmission des Orques confirmant qu'ils avaient accompli leur 'mission' lui était parvenue il y a quatre heures, neuf minutes et dix-sept secondes. Ils étaient en route et ils devaient arriver aux coordonnées indiquées. Le fait que les 'données' qu'ils avaient récupérées n'étaient d'aucune utilité leur avait apparemment échappé. Le plan était simple : le vaisseau orque serait pilonné dès sa sortie de saut, après quoi ils allaient l'aborder et prendre le butin. La Lune était la fierté de la flotte de Sun Fe et si quiconque avait attaché la moindre importance à l'opinion de Petr, il aurait dit que l'envoyer était un tantinet excessif. De ce qu'il avait pu voir du vaisseau orque, c'était une vraie coquille de noix, dans un état de délabrement aussi avancé qu'on aurait pu s'y attendre de la part d'orques. En comparaison, la Lune était un tueur aussi élégant que sophistiqué. Elle n'était pas aussi imposante que les croiseurs des flottes de Accutek ou que les cargos lourds de Almar Interplanétaire, peut-être, mais Sun Fe était encore une jeune corporation. Relativement récente certes mais en pleine ascension. Une seule salve de ses batteries ferait l'affaire, suivie d'un prompt abordage, après quoi il aurait ce qu'ils étaient venus chercher et il pourrait rentrer à la maison.
Le hurlement d'une alarme le tira de ses rêveries et il regarde le capitaine du vaisseau, s'attendant à des explications. L'officier était devenu très pâle et un filet de sueur dévalait le long de sa tempe. Il jeta un coup d'oeil à Petr, entreprit d'ouvrir la bouche pour dire quelque chose quand les lumières du pont s'éteignirent toutes soudainement. La lueur rouge de l'éclairage d'urgence les remplaça tout aussi promptement. Un autre signal mais différent, se joignit au premier avertisseur sonore, créant une harmonie dissonante qui lui agressa bien vite les tympans. Dans la faible luminosité, l'équipage avait l'air inquiet. Petr regarda autour de lui, espérant croiser le regard d'un membre d'équipage disposé à lui expliquer de quoi il retournait. Il jeta un œil à l'écran de suivi tactique d'un officier à sa droite. Les mots 'Attention : alerté de proximité !' en lettres rouges clignotantes qu'il y aperçut ne firent pas grand chose pour le rassurer. Quand les portes et les écoutilles s'ouvrirent pour libérer un flot de soldats sur le pont, armes prêtes, Petr eut confirmation que quelque chose de très mauvais venait de se produire.
Un flash rouge zébra les écrans d'observation. Là où quelques secondes auparavant on ne pouvait voir que le vide spatial, se trouvait un vaisseau que Petr n'eut aucun mal à reconnaître. C'était le vaisseau orque, comme il s'y attendait mais quelque chose n'allait pas. Il était bien trop près, il se dirigeait même droit sur le Lune et il ne ralentissait pas l'allure. Petr eut tout juste le temps d'attraper un des rails de sécurité avant la collision.
Il y eut un fracas terrible qui raisonna dans ses entrailles, assez pour lui donner la nausée, suivi d'une longue plainte de métal torturé tandis que les deux vaisseaux se rentraient dedans. Petr heurta le pont et il se cogna violemment la tête dans sa chute. Sentant quelque chose de chaud et poisseux fleurir sur son crâne, il toucha la zone et regarda avec horreur ses doigts tachés de sang. Le crissement horrible se poursuivit, les deux vaisseaux frottant l'un contre l'autre, pris dans leur horrible étreinte. Il pouvait entendre les hurlements des blessés et les cris des soldats par-dessus les battements de son cœur qui pulsait dans ses oreilles. Petr tenta de se relever mais il retomba aussi sec, bousculé par un membre d'équipage qui lui décocha une insulte au passage que Petr ne saisit pas. Le pont semblait s'assombrir de plus en plus et le bruit ambiant commençait à se fondre en un grand bourdonnement qui lui emplissait les oreilles comme un bruit d'électricité statique.
Il rouvrit les yeux subitement au milieu des hurlements, des ordres gueulés et des coups de feu. Petr ne savait pas combien de temps son évanouissement avait duré : il l'estimait quelques secondes tout au plus mais la vacarme qui l'environnait suggérait que plus de temps s'était écoulé. Les alarmes avaient cessé et de la fumée flottait dans la lueur écarlate qui éclairait le pont. Il y avait un autre détail auquel son cerveau lui hurlait de prêter attention, quelque chose de bien plus important que le sang et sa sensation de nausée. Il secoua la tête pour tenter de reprendre ses esprits...pour se le reprocher immédiatement quand une nouvelle vague de nausée le submergea. Il n'arrivait plus à réfléchir, cela ne lui revenait pas. Mais il n'en eut plus besoin. Une ombre lui tomba dessus et en levant les yeux, il vit une visage couturé de cicatrices, sorti de ses pires cauchemars.
***
La bataille dura un petit peu plus d'une demi-heure. Les défenseurs étaient bien entrainés, bien armés et plutôt braves. Mais ils n'avaient aucune idée de la nature véritable de leur adversaire. Ils croyaient la fable que leur avait servi les Corporations : les orques ne sont que des brutes stupides, incapables de réfléchir. Ils ne feraient pas le poids contre eux. C'était une faiblesse dont le capitaine Brando savourait l'exploitation à chaque fois. Il jeta un officier humain tremblotant au bas de sa chaise avant de s'y installer confortablement. Avec un soupir d'aise, il craqua une allumette afin d'allumer son cigare avec application.
Petr était abasourdi. Il regardait avec une fascination horrifiée l'apparition qui se tenait devant lui. Rien n'allait. Il s'agissait sûrement d'un cauchemar. Cette...brute se tenait sur le pont de commandement du meilleur vaisseau de la Corporation Sun Fe et elle n'avait pas une égratignure !
'Vous m'avez l'air bouleversé'. La voix, quand elle se fit entendre, le choqua encore plus. Elle était basse et grave, bien sûr, mais avec une diction irréprochable, presque...raffinée.
'Cela n'a rien d'étonnant, en réalité. Vous pensiez avoir embauché quelques gros bras idiots, et vous ne vous attendiez pas à ce qu'ils vous dupent.' L'orque tendit la jambe et attirant une chaise à lui de sa botte. 'Allez. Installez-vous.'
Petr resta au sol, trop étonné pour parler ou se relever. L'orque appuya son dos contre le dossier. Il partit dans un long soupir plein de fumée bleue puis secoua doucement la tête.
'Comme vous voulez. Bon...comme je le disais, vous avez essayé de nous duper. Nous avons tué vos soldats donc cela devrait vous passer l'envie de recommencer. Maintenant que nous sommes sur un pied d'égalité, peut-on parler affaires ?' L'esprit de Petr commençait à vaciller. Il n'en croyait pas ses oreilles. Il ne réalisa qu'il venait de parler tout haut que lorsque l'orque partit d'un grand rire avant de lui répondre.
'Arrêtez vos conneries. On ne vient pas à un point de chute avec un croiseur de cette taille sans l'intention de s'en servir. Vous nous avez envoyé sur Nexus Psi dans l'espoir qu'on y soit infectés. Vous savez qu'on peut être porteurs sains. Alors vous avez pensé pouvoir nous abattre, nous mettre au congélateur et nous envoyer dans vos laboratoires.' L'orque tira une bouffée de son cigare. 'Dites-moi si je me trompe.'
Petr ouvrit bien la bouche pour ébaucher une réponse mais fut réduit au silence par une grande main verte.
'Peu importe. J'ai vu les capsules cryogéniques alignées dans votre soute. Avec de grands symboles de risques biologiques dessus. J'ai aussi vu sur quoi vous travailliez dans votre précieuse station de recherche. J'ai parlé avec un vos employés : il ne s'est pas fait prié pour nous faire la visite quand il s'est rendu compte que son ancien employeur l'avait utilisé comme appât à monstres puis abandonné.' L'orque se rencogna dans le siège avant d' exhaler un anneau de fumée avec un soupir satisfait. Il regarda la volute disparaître dans les hauteurs du plafond. Petr réfléchit à la situation quelques instants puis il prit la parole. Il s'étonna lui-même du ton normal de sa voix.
'Et maintenant ? Vous allez me tuer et vous emparer du vaisseau ?'
L'orque se pencha, plaçant ses coudes sur ses genoux alors qu'il rivait son regard dans les yeux de l'homme.
'Oui, je pourrais. Je pourrais tuer toutes les pourritures de peaux roses qui se trouvent à bord, faire venir mon pilote ici et emmener ce vaisseau au port le plus proche pour enrôler un équipage complet. Ou je pourrais le vendre. Un vaisseau de cette taille vendu avec un équipage d'esclaves au grand complet en bonus, j'en tirerais un bon prix.' Petr se sentit soudainement pâlir.
'On pourrait faire ça. Mais j'ai une meilleure option en tête. Nous allons nous emparer de ce vaisseau et on va causer avec vos supérieurs, quels qu'ils soient. Je doute qu'ils se soucient de ce qui vous arrive mais je parie que le sort du vaisseau et de l'équipage leur importe beaucoup plus. Ce serait un atout de taille en cas de...négociation.' Le sourire de l'orque se fit particulièrement carnassier. 'Je suppute qu'en échange de sa restitution, ils nous verseront une belle somme, probablement le double de sa revente. Et de plus, nous nous sommes emparés de leur meilleur vaisseau. A nous sept. En fait, je dirais qu'ils n'auront aucun mal à nous trouver une utilité.'
Petr partit dans un grand rire qu'il fut incapable de réprimer. Cela lui fit du bien et le détendit. Mais il ne parvint pas à s'arrêter avant que son rire parte dans les aiguës et qu'il devienne totalement incontrôlable. Toutes ses années de labeur, ses années à se retenir d'envoyer se faire voir ses supérieurs bouffis de suffisance et maintenant, cette brute venait de les ramener brutalement sur terre.
Quand son rire se tarit enfin, il leva les yeux vers le grand orque. Il ne l'avait pas quitté du regard, le cigare serré dans ses mâchoires immenses. Essayant les larmes qui lui étaient montés aux yeux, Petr se remit ses pieds. Il épousseta la veste bon marché qu'il portait dans ses rendez-vous d'affaire depuis qu'il était sorti du programme d'orientation des travailleurs il y a cinq ans. Prenant un moment pour reprendre ses esprits, il tendit la main à l'orque, exactement comme avec un partenaire d'affaire.
'Bien, reprenons depuis le début, si vous le voulez bien. Je m'appelle Petr Ivenslavic et ce serait pour moi un immense honneur de vous présenter à mes employeurs.'